A l’instar d’une photographie ou d’un film, un disque capture un présent afin de le rendre perpétuel. Un présent dans lequel nous pouvons tous nous replonger en annihilant l’idée de temporalité, le présent étant nécessairement devenu passé pour celui qui écoute, mais se trouvant ressuscité par la grâce des platines dans un temps qui lui sera ultérieur. Pour le dire autrement, la notion de présent enregistré crée des fantômes dont on peut voir les silhouettes ou entendre les voix, ceci parfois bien après la disparition des êtres dont ils étaient les âmes. Maria, onzième long métrage du cinéaste chilien Pablo Larraín et dernière partie de sa tétralogie consacrée à la chute des icônes modernes (dont les trois premières œuvres étaient le chilien Neruda [2016], le chef-d’oeuvre Jackie [2017] puis le très beau Spencer [2021]), repose entièrement sur cette idée de filmer une âme en peine, une Callas écoutant à l’envi les enregistrements de ses performances lyriques et errant dans son appartement parisien de l’Avenue Georges-Mandel à s’en fracasser l’esprit sur les murs de l’ennui. Un fantôme encore vivant et anticipant sa disparition en écoutant en boucle, et très fort, sa voix, celle d’une morte en devenir : le film retrace la dernière semaine de la diva avant sa mort en septembre 1977.
Pablo Larraín exerce dans cette trilogie quelque chose qui s’apparente à un art consommé de la thanatopraxie, trouvant son aboutissement dans Maria, filmant le glissement de la cantatrice Maria Callas vers sa disparition tout en lui redonnant chair et allure par le truchement d’Angelina Jolie qui, littéralement, la réincarne. Jamais le travail du cinéaste chilien n’a semblé si sépulcral, faisant de l’appartement de l’artiste lyrique une sorte de caveau dont elle ne sort que peu, si ce n’est pour rejoindre dans une salle de spectacle vide un pianiste-répétiteur, Jeffrey Tate (Stephen Ashfield), et constater les brisures, les faiblesses, l’extinction de sa voix. De fait, tout ce qui entoure la Callas semble se transformer en signe de cette fin programmée (et annoncée dès la première séquence : personne ne sera pris au piège du caractère tragique de l’entreprise) : la prolifération des bustes (dédoublés par un miroir) dans la pièce où la cantatrice se change et se maquille, statuaire évoquant tout autant la pétrification du personnage que les origines hellènes de son seul amour, Aristote Onassis (Haluk Bilginer) ; le majordome Ferruccio (Pierfrancesco Favino) et la servante Bruna (Alba Rohrwacher), incarnations par leur fidélité de la domestication d’une artiste recluse en sa tour d’ivoire parisienne, et, par leur présence, d’un réseau d’habitudes laissant libre cours au vampirisme de la diva (elle demande par exemple jour après jour à Ferruccio, homme aux lombaires douloureuses, de déplacer son piano d’une pièce à l’autre) ; le docteur Fontainebleau (Vincent Macaigne), oiseau de mauvais augure la visitant de façon régulière pour lui annoncer finalement l’empirement de son état de santé. Jusqu’aux feuilles mortes jonchant les rues dans lesquelles elle marche dans les rares moments de sortie de cet appartement étouffant, faisant de Paris une sorte de pot-pourri géant, un espace empreint de la sécheresse de la finitude.
Maria n’a du biopic que les allures. Si le film ne fait pas l’impasse sur le passé de l’icône, de sa jeunesse en Grèce lors de la Seconde Guerre mondiale durant laquelle sa mère la livrait ainsi que sa sœur aux Allemands (la scène la plus émouvante du film montre une jeune Maria [interprétée par Aggelina Papadopoulou] se sauver des prochains assauts d’un soldat en lui chantant a cappella le fameux air de Carmen de l’opéra de Bizet, moment évoquant étrangement par l’idée de la musique vainquant la barbarie la scène finale du Pianiste de Roman Polanski [2002]) à sa rupture avec Onassis en passant par ses grands moments de gloire sur scène, Larraín n’en fait que des réminiscences, des éclats de souvenirs d’une vie antérieure et d’ores et déjà achevée. Son film, inscrit dans la funeste dernière semaine de la cantatrice, semble presque adopter la démarche de cette femme faisant solde de tout compte, voyant sa vie défiler devant ses yeux aux prémisses de la mort. Ces moments sont mis en scène de façon particulière, par l’usage de ce qui ressemblerait à un super-16 érodé évoquant l’altération de la réalité par la mémoire de l’artiste ; par, à l’inverse, une imagerie publicitaire, presque « papier glacé », celle-là même qui a provoqué les critiques les plus durs lors de sa présentation au Festival de Venise mais cependant pertinente dans sa manière de poser le statut iconique de la Callas ; enfin par l’usage du noir et blanc ou d’un chromatisme sépia qui ont tout de la couche de poussière recouvrant les vieux souvenirs. De ce point de vue, l’apport du grand chef opérateur Edward Lachman s’avère déterminant.
Comment ce beau Maria s’inscrit-il donc dans la « tétralogie des icônes » ? Il se présente comme une synthèse des trois autres volets, dont il radicalise quelque peu les enjeux et la trajectoire tendue vers le sépulcre. En ce sens, il semble boucler la boucle débutée avec Neruda qui, s’il faisait montre d’une fantaisie de ton de type hergéen en racontant la fuite dans les montagnes andines du poète chilien (Luis Gnecco) poursuivi par la police politique de Videla, avait tout de la course vers la mort (celle d’Óscar Peluchonneau, le policier interprété par Gael Garcia Bernal, transi dans la neige), recelant en sourdine un sens tragique au sein de sa légèreté apparente. Cette froideur glaciale congestionnait Spencer, errance grisâtre de la Princesse Diana (Kristen Stewart) à Sandringham House provoquée par la dépression intime et le mépris que lui montrait l’ensemble de la famille royale la menant à l’évanouissement. Ce même évanouissement qu’à la mort de JFK, on a imposé à Jackie Kennedy (qui succèdera par ailleurs à Maria Callas dans les bras de l’armateur Onassis : une autre boucle se forme), interprétée par Natalie Portman dans ce qui reste aujourd’hui encore le plus beau film de Larraín, chassée qu’elle fut par le successeur présidentiel Lyndon Johnson. C’est peut-être de Jackie dont Maria est le plus proche dans sa manière de faire de l’espace domestique un lieu du ressassement hanté par les voix et la musique (les disques de la Callas ont remplacé celui de la comédie musicale Camelot qu’adorait le Président Kennedy et que sa veuve écoute dans une volonté factice de résurrection).
De même que Maria est structuré selon le motif de la répétition (lors de ses derniers jours, la Callas a passé les mêmes journées, identiques par les lieux et les personnes croisés, les pianos déplacés…), la tétralogie semble elle-même, en son sein, régie par le principe de cycle constamment répété, chaque icône chassant la précédente en révélant leurs similitudes, leur mitoyenneté avec une mort presque programmée que Maria, contrairement aux autres grandes figures, met concrètement en scène, avec une mélancolie aussi déchirante que la voix brisée de la cantatrice devenue incapable de pousser cette voix d’or qui la caractérisait. Le cycle est-il cependant terminé ? Sans nous avancer, un indice tendrait à nous le faire croire : le dernier plan montre Ferruccio en plan rapproché alors que l’on emmène Maria Callas décédée ; il regarde le piano de la diva, un léger sourire triste illumine pâlement son visage. Le cycle est rompu : il ne déplacera plus le piano.
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