Be Natural, « restez naturels » était une sorte d’injonctions, ou plutôt un conseil pertinent adressé à ses comédiens par Alice Guy-Blaché, pionnière du septième art effacée de l’histoire pendant très longtemps pour des raisons que seule la raison ignore : la place d’une femme n’est pas seulement au fourneau à la fin Du XIXème siècle mais aussi devant les feux des projecteurs, donc devant une caméra mais surtout pas derrière, place réservée aux hommes confortant cette association simpliste entre le voyeurisme masculin et exhibitionnisme féminin. Mais c’était sans compter le talent d’Alice Guy, et d’autres dont Germaine Dulac, Mary Epstein ou encore Lois Weber, qui avait compris, bien plus qu’autres, que le cinéma était une fenêtre sur le monde et que partir de situations simples et réalistes tout en les distordant par la suite pouvait donner de grandes choses. Ne pas simplement enregistrer le réel mais le tordre, le magnifier et l’ironiser. Présenté à cannes en 2018 dans la section Cannes classics, le documentaire de la jeune Pamela Green sort enfin sur les écrans, une aubaine raccord avec l’actualité sociale et politique.
Pamela B. Green a mis 8 ans pour monter son projet recueillant une multitude de témoignages, regroupant des infos inédites, fruit d’un véritable travail d’investigation mené presque comme un thriller. Dès l’ouverture, clinquante, dynamisée par un montage agressif, la voix off de Jodie Foster nous embarque à tout allure dans une histoire hors du commun, un hallucinant voyage au pays du cinéma, où la magie réserve parfois de bien sinistres dessins. Comment se fait-il que cette femme brillante, cultivée, intelligente ait été à ce point oublié. La première réponse qui vient à l’esprit et qui est d’ailleurs quasiment la seule : parce que c’était une femme. Plus que tout autre art, le cinéma s’est progressivement construit une identité purement masculine alors qu’à ses débuts plusieurs femmes ont débuté par ce biais. Le cinéma n’était pas pris au sérieux comme le théâtre ou la littérature, c’était un spectacle de foire, un divertissement pour amuser les foules. Il n’est donc pas étonnant de retrouver un certain nombre de réalisatrices au début du XXème siècle. Mais le cas Alice Guy dépasse l’entendement. Elle est contemporaine des Frères Lumières, débutant quasiment au même moment : La fée aux choux en 1896, court métrage de quelques minutes longtemps attribué à un autre et daté de 1902. Plus fou encore, Alice Guy a expérimenté très tôt la couleur, les travellings, le split screen, apportant d’emblée une modernité et une dynamique dont la plupart de ses collègues masculins étaient dénués. Elle s’amusait aussi à renverser les clichés, jouant sur la réversibilité de la guerre des sexes faisant jouer aux filles des personnages forts malmenant des hommes fébriles, subissant les humiliations des héroïnes. Tout cela filmé dans un esprit ludique et taquin.
Pour tout cinéphile, le documentaire de Pamela se révèle indispensable, suscitant une excitation et un désir communicatif de découvrir l’œuvre pléthorique de ce petit bout de femme qui aurait réalisé plus de 1000 films. Elle apparaît dans une interview des années 50, archive précieuse où elle évoque avec beaucoup d’humour et de distance son parcours de combattante. Elle est partit très vite aux États Unis, contrée qui l’a accueilli avec plus de respect que la France, où elle put tourner avec son mari, créant la société Solax Film Co, une multitude de films. De retour en France, elle n’a jamais pu retravailler malgré ses nombreuses lettres adressées à Léon Gaumont. Sans rentrer dans les détails, l’histoire de cette dame est passionnante et hallucinante, au point que l’on pourrait parfois penser à un fake si évidemment la lumière sur cette grande dame du cinéma n’avait pas été faite il y a quelques années.
Revers de la médaille, ce foisonnant documentaire mené comme une enquête pêche par excès d’informations, induisant une attention permanente et surtout de posséder certains pré requis concernant l’histoire du cinéma. Le film est emporté par le débit très énergique d’une Jodie Foster très impliquée. Lorsqu’elle se tait c’est pour laisser la parole à l’intéressée dans les archives ou une flopée de personnalités parmi lesquelles on reconnaîtra Julie Delpy, Peter Farrelly, Geena Davis ou encore Gale Anne Rud, laissant supposer à raison sans doute, qu’elle fut reconnue aux États Unis dans les universités bien avant la France. Passionnant et épuisant, Be Natural, l’histoire cachée d’Alice Guy-Blaché aussi imparfait soit-il est animé par une fougue et une folle envie de transmettre qui fait plaisir. L’objectif est atteint : sitôt sorti de la projection, un désir pulsionnel vous traverse le corps et l’esprit en ébullition : découvrir la filmographie pléthorique de cette artiste iconoclaste dont les plus éminents historiens de Georges Sadoul à Jean Mitry ont tout simplement ignoré, attribuant certains de ses films à Louis Feuillade, par paresse, méconnaissance et parfois aussi par pur misogynie. Beaucoup d’intellectuels ne pouvait envisager qu’un petit bout de femme pouvait être à l’origine d’une des plus folles inventions de la fin du XIXème.
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