Révélé au premier plan par Il Divo (Prix du Jury à Cannes en 2009), consacré quatre ans plus tard avec La Grande Bellezza (Oscar du meilleur film étranger), Paolo Sorrentino s’est imposé comme l’un des réalisateurs italiens les plus en vue de sa génération. Héritier tout désigné de Federico Fellini, qu’il ne manque pas de citer au détour de plusieurs plans dans quasiment chacun de ses films, sans parler du fait que La Grande Bellezza fut initialement l’un des titres de travail de La Dolce Vita, il se heurte parfois aux mêmes critiques même critiques que sa figure tutélaire. On lui reproche notamment un goût du cinéma excessif, flamboyant, bruyant, baroque, vulgaire. Si sa filmographie ne constitue pas un sans-faute et contient quelques ratés, quelques déceptions, on range sans difficulté l’auteur dans la catégorie des maîtres contemporains. Formaliste virtuose capable de nous éblouir par sa quête de sublime (La Grande Bellezza), nous bouleverser en feintant malicieusement l’exercice de style codifié (Les Conséquences de l’amour) ou de transformer des hommes politiques controversés en héros pop et passionnants personnages de fiction (Il Divo, Silvio et les autres). Il est aussi un brillant dialoguiste et un formidable directeur d’acteurs (le tandem qu’il forme avec Toni Servillo occasionne généralement ses meilleures réalisations). Cinéaste aventureux, en témoigne ses deux excursions américaines (This Must Be the Place et Youth) ou son expérience à la télévision (la mini-série The Young Pope et sa suite, The New Pope), il revient en Italie pour son neuvième long-métrage, La Main de Dieu. Un double retour aux sources, puisqu’il tourne de nouveau dans sa ville natale, Naples (vingt ans après son coup d’essai, L’Homme en plus), pour s’essayer à un défi inédit, le récit autobiographique. Présenté à la Mostra en septembre dernier (on note une infidélité au Festival de Cannes qui s’explique par nom de son distributeur, Netflix, ne permettant pas sa participation à la compétition), il repart avec deux prix, le Lion d’Argent – Grand Prix du Jury et le prix Marcello Mastroianni du meilleur jeune espoir pour Filippo Scotti. Dans les années 80, à Naples, Fabietto Schisa (Filippo Scotti), adolescent mal dans sa peau, vit avec sa famille excentrique et haute en couleur. Mais son quotidien est soudain bouleversé lorsque Diego Maradona, légende planétaire du football, débarque à Naples et le sauve miraculeusement d’un terrible accident. Cette rencontre inattendue avec la star du ballon rond sera déterminante pour l’avenir du jeune homme.
Dans ses premiers mouvements, La Main de Dieu semble chercher à la fois son ton et son registre, quitte à désarçonner, en dépit, et c’est en cela paradoxal, de sa maestria formelle avérée. Le générique et sa caméra sillonnant les contours de la cité napolitaine, tendent autant vers le documentaire qu’ils peuvent apparaître telle une réponse à la séquence finale crépusculaire de Silvio et les autres, laquelle observait métaphoriquement les dégâts de plusieurs années de politique Berlusconienne, résumées en une catastrophe naturelle. Ce saut en arrière dans le temps, inscrit dans une sorte de continuité de fond mais marqué par une rupture esthétique (la ville sublime et solaire n’évoque en rien les tragiques plans contemplant les ruines de l’Aquila), se voit à son tour désamorcé par le prologue. Une femme, Patrizia (Luisa Ranieri), attend un bus, lorsqu’une voiture s’arrête et qu’un homme, San Genarro, l’interpelle, avant d’entamer avec elle un dialogue intime (on apprend qu’elle ne parvient pas à avoir d’enfant) et l’inviter dans son immense propriété. Le réalisme inaugural bascule vers une imagerie symbolique à caractère religieux (dimension accentuée par l’énigmatique moinillon) jusqu’à emprunter une tournure proche du conte de fées. Le rappel à la réalité sera brutal, à peine rentrée à son domicile, son mari l’accuse de prostitution et se prend d’une colère folle doublée de pulsions d’une terrible violence. Enfermée dans sa chambre, elle appelle sa sœur à son secours, laquelle arrive au plus vite en compagnie de son mari et de son fils, Fabietto. Comme il l’a déjà fait, notamment sur Les Conséquences de l’amour et Silvio et les autres, Paolo Sorrentino retarde l’entrée en scène de son protagoniste, sauf qu’ici, le geste vient traduire une peur plus ou moins consciente, celle d’affronter la raison d’être hautement personnelle du projet : sa propre introspection. Longtemps le cinéaste, s’est « caché » derrière des héros réels ou fictifs, ne se livrant que par à-coups. Pour la première fois il avance sans masque, avec pour seule distance, le recul dont il dispose sur son propre vécu, le séparant de son avatar. Prudent, il recolle d’abord avec la veine si non explosive, la plus truculente de son cinéma, à l’image d’une séquence de repas de famille (beaux portraits d’individualités excentriques et pittoresques) suivie d’une balade en bateau autour de magnifiques calanques. Le film navigue entre deux eaux, où se mêlent passages comiques (dans la tradition de la comédie napolitaine) plutôt réjouissants et sidération visuelle aux accents grotesques, flirtant parfois avec la vulgarité tout en y résistant. On pense à cette vue subjective flottante à l’intérieur de l’embarcation, observant le corps sublimé et objectivé de Patrizia, illustrant la fascination amoureuse que nourrit son neveu autant qu’un fantasme du réalisateur.
Patient, le long-métrage est brutalement rattrapé par une gravité soudaine et Sorrentino par le cœur de son sujet, la naissance de sa vocation et de ses obsessions. Un double événement (l’un festif, l’autre tragique, intimement reliés) vient imposer un point de rupture narratif, modifiant en substance son approche. Soucieux de trouver le ton et la distance nécessaires afin de faire de sa jeunesse, un projet cinématographique à l’écho universel et non une banale fiction autocentrée, le cinéaste se livre à une mise à nu en même temps qu’il entreprend de dépouiller son dispositif formel. En atteste sa manière de se délester de ses références au sein même de sa fiction, les exposer à la vue de tous (Federico Fellini est interprété à l’écran, on note la présence d’une VHS d’Il était une fois en Amérique de Sergio Leone) et basculer vers une épure (visuelle et sonore) qu’on ne lui connaissait pas. La Main de Dieu, titre en hommage au but entaché de triche marqué par Diego Maradona (idole absolue du réalisateur, remercié après son Oscar, incarné par Roly Serrano dans Youth) lors de la Coupe du monde 1986, ne constitue pas qu’un simple clin d’œil. Ce geste devenu légendaire, en dépit de son caractère illicite, apparaît tel le leitmotiv d’un scénario ne lésinant pas sur les coups de force, avec le dessein inavoué de les transformer en élans de grâce. Un parti-pris à double tranchant, qui ne convainc que par intermittence, cassant la fluidité du récit, entachant sa recherche de souffle romanesque par instants, le revitalisant à d’autres. Par exemple, Patrizia, longtemps dépeinte comme un objet de désir inaccessible et presque irréel, devient à la faveur d’un rebondissement brusque, un beau personnage fragile et sensible, dont l’aspect fantasmatique n’existe plus que dans l’imaginaire de son héros. Cette dimension nouvelle, engendre l’une des séquences les plus belles et poétiques du métrage, celle d’un jubilatoire dépucelage. « Je n’aime plus la réalité. Elle est nulle » confie Fabietto (excellent Filippo Scotti, troublant de ressemblance avec son auteur), doux rêveur poussé à mûrir prématurément, s’inscrit dans la lignée des observateurs passifs qu’affectionnent le metteur en scène (Titta Di Girolamo, Jep Gambardella), lequel n’a jamais semblé aussi proche des différents acteurs qu’il filme. Attiré par les filles, le théâtre et le cinéma, son émancipation se construit autant autour des motifs attirant son regard, que de rencontres fondatrices inopinées. À l’instar cette virée nocturne en compagnie d’un garçon de son âge, entachée par une irruption de violence gratuite le rappelant au réel, ou de ce cinéaste (inspiré par Antonio Capuano, pour qui Sorrentino a co-scénarisé Polvere di Napoli en 1998) perturbant une représentation théâtrale avant de prendre sous son aile le jeune homme et lui prodiguer ses conseils. La peinture quasi sacrée de la salle obscure dans la seconde partie, aux airs de lieu de culte sanctuarisé, source inépuisable d’émerveillement, tranche avec la découverte du septième art par le protagoniste, effectuée sur le même poste de télévision que celui où il regarde les matches du SSC Napoli. Du petit au grand écran, cette illustration d’un amour grandissant et irrationnel, contraste avec le mouvement progressif de la réalisation, abandonnant à l’inverse ses envies de démesure pour tutoyer une sobriété inédite. C’est peut-être dans ces petits détails faussement anodins que La Main de Dieu est le plus beau et le plus désarmant de justesse. Sincère et imparfaite, tendre et mélancolique, cette évocation autobiographique, si elle n’atteint probablement pas la densité de ses modèles avérés ou inavoués (Amarcord de Fellini, Roma de Cuarón) séduit sans la moindre ambiguïté.
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