N’en déplaise à ses (trop) nombreux détracteurs, plus facilement galvanisés par le minimalisme (ou la paresse) filmique de Sophie Letourneur ou d’Hong Sang-soo, Paolo Sorrentino est un grand cinéaste. Dans une ère où les vieux clivages critiques semblent revenir au premier plan sans grande nouveauté analytique, tel un virage réactionnaire qui ne dit pas son nom, choisir un camp, ou tout du moins se positionner esthétiquement dans le paysage, semble vital. Après la sobre ampleur intimiste de Brady Corbet sur The Brutalist, remettant au cœur de son projet l’essence même du spectacle cinématographique où un décor, un visage, un accessoire, un cadrage, sont des outils de vertiges et de sidération. Après Queer de Luca Guadagnino qui confrontait son esthétique léchée et son approche faussement fétichiste au désespoir de William S. Burroughs pour saisir la sève des mots de l’auteur dans une brillante adaptation, voici venu ParthenopeAutrement dit, un nouveau gros morceau qui assume une démarche de formaliste ambitieux mu par un désir d’envergure et d’émotions. Confessons commencer par cette invective à peine dissimulée et ce bref état des lieux, précisément parce que la petite musique consistant à minimiser, pour ne pas dire mépriser, les talents du réalisateur napolitain (ou hier ceux de Corbet, Guadagnino ou même Lánthimos), pourrait en d’autres temps avoir le chic de nous faire douter ou culpabiliser quant à notre appréciation de ces derniers crus. 

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Trois ans après une infidélité cannoise (la faute de Netflix) avec La Main de Dieu, doublement primée à la Mostra (Lion d’argent – Grand Prix du Jury et prix Marcello Mastroianni du meilleur espoir pour Filippo Scotti), Paolo Sorrentino effectuait son retour sur la Croisette avec son dixième long-métrage, Parthenope. Il posait pour la deuxième fois consécutive sa caméra dans sa ville natale, mais délaissait le registre autobiographique pour déployer, entre autres, un portrait allégorique de la Cité du soleil. La vie, tel un long voyage, de Parthenope (Céleste Dalla Porta), de sa naissance dans les années 1950 à nos jours au cœur de Naples qui ensorcèle.

Probablement influencés par un accueil cannois timide ou l’inconstance passée de Sorrentino (le souvenir douloureux du ratage Youth est encore vivace), c’est presque sans attentes que nous entrions dans la salle pour découvrir son nouveau long-métrage. Disons-le fort et sans détour, Parthenope est une splendeur de tous les instants, une œuvre drôle, mélancolique et surtout touchée par la grâce. Par aspects, il peut s’inscrire en prolongement de La Main de Dieu, ne serait-ce que dans sa peinture ensoleillée de Naples. Pourtant, contrairement à son prédécesseur qui ne déviait jamais vraiment de sa dimension personnelle et autobiographique, ici tout semble plus léger, plus libre, au point de paraître, un temps, futile ou vain. Deux reproches qui sont d’ailleurs souvent adressés à son compatriote Luca Guadagnino. La fulgurante beauté des premiers instants, faussement tape à l’œil, réinterprète le mythe de la sirène napolitaine qui donne son nom à une héroïne sortant des flots. Là se situe le principal motif d’incompréhension du film. En effet, la protagoniste, incarnée par Celeste Dalla Porta, peut être fallacieusement appréhendée uniquement à travers son physique. Objet de désirs et de convoitises, elle est pourtant dès le départ un sujet au sens littéral du terme pour son metteur en scène. Celle qui est au centre de toutes les attentions par sa beauté et sa sensualité, recèle une force qui renvoie à tout un pan du cinéma italien et de sa tradition de personnages féminins. La présence de Stefania Sandrelli (Séduite et abandonnée, Nous nous sommes tant aimés, etc…) n’est ainsi pas anodine. En faisant ce choix, Sorrentino s’inscrit dans les pas de réalisateurs tels que Pietro Germi, Mauro Bolognini ou même Tinto Brass, pour qui l’actrice a tourné. 

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Dans cette chronique estivale étalée sur plusieurs décennies, le cinéaste ose une odyssée quasi mythologique qui est à la fois celle de la ville, explorée à travers le temps par le prisme de sa protagoniste et de ses relations, du cinéma italien et de l’Italie en général. Les micro-récits et les rencontres priment sur une progression linéaire. Tour à tour touchants (le couple de jeunes amants scrutés par une assemblée de mafieux), surréalistes (la créature finale), grotesques (l’actrice sur le bateau), ou sensuels (l’incroyable passage avec le cardinal), ces péripéties nourrissent autant Parthenope elle-même, que le rapport du réalisateur à sa propre œuvre. Il s’épanouit dans une forme narrative et visuelle qui s’affranchit définitivement du poids de ses références, tout en s’inscrivant pourtant sciemment au panthéon du 7ème art. Plus encore, ces interactions permettent à l’héroïne de s’émanciper de ses atours de beauté quasi irréelle. Son physique, le réalisateur n’hésite pas à le sublimer (ne nous voilons pas la face), de la même manière qu’il valorise la beauté de la ville au sens large (de ses splendeurs les plus évidentes à ses merveilles cachées). Ce regard posé sur la jeune femme veille surtout à révéler ce qui fait sa force : son esprit. Surtout, le long-métrage se construit en évitant toute tentation libidineuse gratuite, la nudité est par exemple absente, et qu’il veille à magnifier de la même manière un personnage  de « freak » difforme. Intelligente, sensible, pleine de répartie, Parthenope évolue et triomphe des embûches, se jouant du regard des autres (principalement des hommes) à coup de répliques bien senties et de réactions imprévisibles. Elle permet à Sorrentino de tordre ses a priori mais aussi potentiellement ceux de son spectateur. Notons au passage la qualité des dialogues (on minore le talent d’écrivain, d’homme de mots, d’un auteur excessivement réduit à son formalisme). En atteste cette diatribe de Greta Cool, comédienne sur le retour (incarnée par Luisa Ranieri, vue dans La Main de Dieu), déclaration d’amour/haine adressée à Naples et possible écho de la voix du metteur en scène. 

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Dans une foi totale en son pouvoir cinématographique, Paolo Sorrentino fait acte de syncrétisme en mêlant des inspirations. La peinture de la Renaissance croise le clip, la photo de mode se mêle à l’art baroque. Il fusionne également, dans un même élan, le sacré et le profane. Le spirituel et l’organique sont ainsi placés sur un pied d’égalité, tous deux sources d’inspiration, de plaisir et de fascination. Le corps s’impose comme vecteur de transcendance, voire d’illumination d’épiphanie. Lors de l’une des plus belles scènes, la protagoniste revêt les symboles de l’autorité catholique, s’érigeant en madone charnelle et autoritaire, véritable thaumaturge capable de miracles par la seule force d’un désir et d’un plaisir dont elle est pleinement maîtresse. Le réalisateur tend par là à s’inscrire dans des questionnements actuels, contemporains, tout en visant une forme d’intemporalité et d’éternité. In fine, le long-métrage camoufle surtout une profonde mélancolie, comme un pendant post-adolescent de La Grande Bellezza, ou plutôt, son prequel féminin et napolitain. Contrairement au Jep Gambardella incarné par Toni Servillo, Parthenope est encore pleine de vie, d’espoir, d’amour, ses déceptions et ses traumatismes à elle (la belle scène du trio, filmée en plan-séquence et baignée dans une atmosphère étrange) sont des moteurs. Loin du cynisme et de la fatigue blasée du chroniqueur mondain, elle a encore l’existence devant elle. Pourtant, plane déjà l’ombre de la mort, des occasions ratées, des années qui passent et qui ne seront jamais rattrapées. 

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Que ce soit par la récurrence de ces plans sur Stefania Sandrelli, qui trouvent leur raison d’être dans le dernier mouvement du film, ou ce très beau personnage d’écrivain las campé par Gary Oldman (touche internationale au cœur d’une œuvre italienne dans l’âme), le temps a eu raison de tout. Des rêves, des projets, des idéaux, seuls subsistent les regrets et les souvenirs ravivés par la présence ou la réminiscence de l’héroïne. Dans La Grande Bellezza, l’un des personnages déclarait que la nostalgie « est le seul loisir qui reste à ceux qui ont peur de l’avenir ». Une décennie plus tard, Parthenope regarde le passé avec davantage de noirceur et d’incertitude : « C’était peut-être merveilleux d’être jeune. Ça a peu duré ». C’est moins le discours de Sorrentino qui se manifeste dans la bouche de ses acteurs, que l’aveu entre les lignes d’une incapacité à vivre et saisir réellement le présent. La vérité se trouve dans un entre-deux où l’avenir s’écrit par regards adressés au passé et inversement (celui-ci ayant été vécu les yeux rivés vers le futur). C’est à ce prix que s’exprime la singularité du geste opéré par le cinéaste. Il n’a jamais semblé aussi clair et troublant que dans cet opus qui peut faire office de renouveau dans la continuité au sein de sa filmographie. Plus épuré mais toujours aussi ample et irradiant de maestria suffisamment assurée pour ne plus verser dans la démonstration, Parthenope fascine, bouleverse, immédiatement et durablement. Une œuvre pivot qui ouvre à n’en pas douter une nouvelle ère et tout en confirmant un statut d’artiste essentiel au sein d’un paysage italien qui peine à trouver un nouvel élan.

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