Synopsis : Slam est l’histoire d’un emballement médiatique qui bouleverse la vie paisible de Ricky, un jeune Australien d’origine palestinienne. Lorsque sa sœur Amena disparaît, elle est très rapidement suspectée d’avoir rejoint l’État islamique en Syrie. Qui doit-il croire lorsque le doute et la suspicion s’immiscent ? Son intuition ou les médias ?
La scène d’ouverture est frontale. Les mots qu’on y entend sont sentis en profondeur et projetés avec feu vers l’auditoire du centre communautaire où la jeune femme coiffée d’un voile fuschia qui parle, illuminée par les spots devant un fond noir qui accentue l’effet de jaillissement, vient régulièrement interpréter, un poing en l’air, le regard droit, ses textes de slam. Ameena parle de transmission viscérale, de refus d’être réduite au silence, de répondre à la violence par la violence, d’employer « tous les moyens nécessaires ». On ne la reverra plus. Après sa sortie de scène par les coulisses, on se met à errer avec la caméra de Partho Sen-Gupta dans un univers dominé par l’ombre (même les scènes tournées de jour sont rarement en plein air) où les regards sont le plus souvent jetés ou échangés de biais.
Le récit que nous livre (enfin, car depuis le début de la pandémie, le distributeur français du film, Wayna Pitch, a dû repousser la sortie plusieurs fois) le réalisateur français d’origine indienne formé à la Fémis se passe en Australie, et se construit sur une succession de tensions d’abord rampantes (à l’opposé de l’adresse directe de l’incipit), puis insoutenablement prépondérantes. Celles-ci s’articulent autour de scissions plus ou moins explicites qu’on perçoit déjà confusément quand le prologue fait place à une scène de dégustation de gin entre Australiens aussi blancs que l’alcool qu’ils sirotent parmi lesquels on sent confusément que Tariq (Adam Bakri), enfin Ricky, comme l’appelle sa belle-famille, est l’exemple d’une intégration presque trop parfaite pour n’être pas un peu forcée. De retour chez lui, alors qu’il s’apprête à s’endormir à côté de sa femme aux cheveux et à la peau clairs, enceinte de leur second enfant, il reçoit, en pleine nuit, un coup de téléphone de sa mère l’informant qu’elle n’a pas de nouvelles de sa soeur Ameena.
Quand Tariq arrive là où vivent sa mère et sa soeur, qu’il voit peu désormais, le malaise de la disparition fait place à un autre point d’interrogation plus impérieux, beaucoup plus inconfortable : en explorant la collection de livres d’activisme politique et de manifestes engagés qui garnissent la chambre d’Ameena, un doute se forme dans l’esprit de ce père de famille effacé, exacerbé par les messages d’insultes de suprémacistes blancs qui attaquent la jeune femme voilée sur les réseaux sociaux, brandissant l’épouvantail ultime du terrorisme pour légitimer la violence et l’hystérie de leurs propos.
Ce doute sournois, que Sen-Gupta laisse planer jusqu’à l’épilogue, puis ses conséquences pernicieuses, disproportionnées : voilà la matière, très actuelle et délicate, que travaille le réalisateur tout au long du film, parvenant assez remarquablement à trouver un équilibre entre les perceptions nuancées de la terrifiante suggestion (de la part de la famille et de l’entourage de la jeune femme) et l’emballement qui prend le pas et oblige à trancher arbitrairement, sans qu’ait jamais été résolue la vraie question, comme si elle n’avait plus d’importance à partir du moment où le mot de djihadisme est prononcé – de même que l’enquête sur la disparition de la citoyenne australienne d’origine palestienne est éclipsée par l’enquête d’État aux enjeux si graves.
Ce doute affreux mais relatif (et inversement), le spectateur le partage dans les mêmes termes que Tariq/Ricky (car le choix de s’exprimer à travers le slam et les lectures approfondies de la jeune femme n’ont rien du partisanisme délirant), mais comme Tariq/Ricky, et comme Joanne (Rachel Blake), la policière qui enquête sur la disparition d’Ameena, et comme tout le reste du pays, il entend constamment en fond sonore, à la radio, à la télévision, partout, la voix de la paranoïa diffuse, incontrôlable qui, justement parce que ses contours sont flous, requiert une cible précise. Même sur un sol où l’on devrait prêter foi à ce qu’on voit au musée plutôt qu’à des propos rapportés sans fondements (comme Ricky le dit à sa fille), une affaire effroyable comme celle ce pilote australien capturé par Daech en Syrie, sur le cou duquel est pressée publiquement la lame tranchante du fanatisme, peut causer un déchaînement médiatique où viennent s’abîmer les valeurs mêmes que les fanatiques menacent, alors qu’elles devraient servir d’inébranlable rempart.
Le choix judicieux de l’auteur de présenter en parallèle, au milieu de la tempête, les parcours solitaires de Tariq et celui de Joanne, qui se retrouvent tous deux, chacun à sa manière, placés face à cette voix collective, et sont tous les deux hantés par des visions héritées de traumatismes passés par lesquelles ils choisissent de ne pas se laisser déterminer, fait d’eux des personnages assez symboliques. Chacun d’eux, à sa manière, fait l’expérience de la brutalité avec laquelle « le récit », collectif et personnel (comme celui de son identité australienne dans le cas de Ricky, enfin Tariq), peut recouvrir la complexité du réel ainsi que la parole singulière, et rassurer par cette simplification, mais aussi étouffer, faire disparaître, des vérités qui ne restent jamais loin de la surface où, tôt ou tard, elles reviennnent affleurer. En cela, si le troisième long-métrage de Partho Sen-Gupta, chargé de tension, proche du thriller, ébranle le spectateur en l’immergeant dans un climat invivable, à fleur de peau, auquel il peut facilement se rapporter (d’où qu’il soit, en Australie ou dans n’importe quel autre pays occidental), il est aussi, fondamentalement, un récit dont l’intense réalisme tient au propos qu’il formule de manière métaphorique.
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