Dès sa première séquence, Brothers of the night navigue entre réalité et fantasme. De jeunes hommes discutent sur les bords du Danube. Les lumières de la nuit les éclairent comme le feraient les projecteurs d’un studio. L’image rappelle les univers stylisés de James Bidgood ou Pierre et Gilles. Ni documentaire ni fiction, le long métrage de Patric Chiha offre aux personnages qui l’habitent une liberté qui dépasse le cadre du témoignage et leur permet, par la force du jeu, d’accéder à une existence romanesque.

La caméra les retrouve ensuite dans un bar gay de Vienne. Les jeunes hommes sont Bulgares et se prostituent à l’abri des regards. Ils monnayent leurs corps sous condition, imposent les règles du marché, se font sucer seulement ou presque, affirment leur hétérosexualité, ne font ça que pour l’argent. Ils soignent leur apparence, surjouent une virilité revendiquée, dénigrent les hommes qui succombent à leurs charmes.

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Patric Chiha leur donne une parole qui leur est habituellement refusée, les écoute échanger, se donner des conseils, se fixer la marche à suivre avec un dessein limpide et précis, celui de retourner au pays et d’aider sa famille, ses enfants parfois, y prendre femme quand on n’en a pas. Il les fait parler et les écoute encore, les laissant raconter une vie dont personne ne saura si elle est réelle ou glorifiée. S’ils repartent en Bulgarie, ils en reviennent bien vite. C’est qu’ils sont finalement plus libres ici, l’argent y est facile : un piège.

L’ambiance nocturne du bar leur fournit une scène, une existence sous la lumière artificielle. Poussant la dramaturgie plus loin, le cinéaste investit d’autres lieux qu’il transforme en théâtre dans lequel des alcôves permettent aux garçons de jouer davantage et d’exister pleinement. La caméra capte les postures viriles, les airs de cador et magnifie la beauté éphémère d’une jeunesse qui est leur seule monnaie d’échange. La nécessité de vendre son corps, la précarité les obligeant à dormir tous ensemble dans ce qui ressemble à peine à un appartement, l’hypothétique retour au pays avec la possibilité d’acheter des jeunes filles pour en faire leurs femmes, disent la violence d’un monde dans lequel ils trouvent à peine leur place.

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Si le parallèle avec le Querelle de Fassbinder est évident, la démarche de Patric Chiha fait également écho à celle de Gus Van Sant sur My own private Idaho. Alors qu’il travaille sur deux projets, un documentaire sur des prostitués et une adaptation de Shakespeare, le cinéaste de Portland décide de construire un scénario mêlant ses deux inspirations. Parmi les jeunes hommes qui témoignent se trouve celui qui inspire le personnage de Mike interprété par River Phoenix. Ainsi la réalité rencontre et nourrit la fiction de la même manière que les garçons de Brothers of the night inventent leur vie autant qu’il la racontent. « J’avais envie de jouer avec eux à faire un film, comme on jouerait à cache-cache, parce qu’en faisant quelque chose avec les autres, on parvient peut-être à apprendre quelque chose sur eux ».

Dans sa forme hybride, le film renvoie également au romantisme sombre de la littérature de Genêt, Burroughs ou Pasolini. Les jeunes prostitués maîtrisent parfaitement les codes d’une certaine imagerie homosexuelle (le marin, le mauvais garçon, l’éphèbe inaccessible…) et les utilisent pour construire leur propre mythologie. C’est pour eux une manière de se transformer devant la caméra et de dire à l’occasion que le film ne les représente pas, qu’ils sont dans leur rôle, leur personnage. Même s’ils se lâchent, ils veulent garder le contrôle et ne pas perdre la face.

La réussite du projet, au-delà de ses qualités esthétiques, tient à la bienveillance de sa démarche. C’est parce qu’il est séduit par ceux qu’il filme que Patric Chiha peut travailler avec eux et leur offrir, le temps d’une parenthèse, une liberté qu’ils n’ont pas. Porté par le lyrisme douloureux des mélodies de Mahler, Brothers of the night trouble et questionne avec audace.

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