Deux ans après Bowling Saturne, coup de poing asséné au plexus aussi magnifique que perturbant, Patricia Mazuy revient avec un film plus accessible, moins viscéral, La Prisonnière de Bordeaux. La première réaction, trompeuse comme le sont souvent les réflexions à chaud, serait de penser que sa simplicité apparente le place dans les œuvres mineures d’une cinéaste qui a fait de la complexité psychologique et/ou relationnelle l’ingrédient de base de son travail. Attention aux chausse-trappes, cependant : la légèreté de façade de ce septième long métrage dissimule bel et bien un regard mélancolique sur une relation d’amitié fondée sur l’association sans pérennité possible de deux solitudes, aussi inconciliables que le sont l’eau et l’huile, mais qui, le temps qu’elle dure, ressemble à un havre de quiétude et à un abri face à la violence de l’existence pour deux femmes ballottées par les tempêtes de la vie.
L’ouverture du film elle-même se joue du spectateur, selon un style narratif propre à Patricia Mazuy consistant à créer une linéarité faussée, dans laquelle il manquerait toujours un élément : une information non donnée sur un personnage, une ellipse… Ici, l’ouverture se révèlera être un flashback astucieux, faisant du personnage d’Alma (Isabelle Huppert, comme souvent formidable) une petite femme seule et désoeuvrée, à la taille encore amoindrie par la grandeur de l’espace qu’elle tente d’habiter, s’alimentant par compulsion dans sa voiture et ne mangeant qu’en chipotant une fois rentrée au foyer. La vérité donnée à retardement par le montage et la narration, confirmant en partie ces hypothèses malgré quelques nuances à apporter, n’en deviendra que plus cruelle. Car en effet, Alma est seule, et coincée dans une position inconfortable, celle d’épouse de médecin incarcéré pour avoir tué alors qu’il conduisait ivre, sa maîtresse à ses côtés. La prisonnière du titre, c’est elle : prisonnière de son couple insatisfaisant, du désamour de son mari et de cette lourde condition de notabilité que sa baraque immense signifie de façon patente.
Dans la salle d’attente du centre pénitentiaire, Alma rencontre Mina (Hafsia Herzi, œil noir et colère brute mis en évidence), femme d’un petit braqueur de bijouterie faisant un esclandre parce qu’on lui refuse l’accès au parloir suite à un problème administratif. La prisonnière du titre, c’est elle : prisonnière de sa condition sociale, de la pression exercée par le cousin d’un complice de son mari mort pendant le braquage exigeant compensation financière de la part de ceux qu’il juge responsables de son deuil, de la distance la séparant de son époux écroué (elle habite Orléans, il est en réclusion en Aquitaine).
Alma et Mina sont la Prisonnière de Bordeaux, allégorie arborant leurs deux visages, femmes vivant hors-les-murs de la prison mais aussi incarcérées que leur mari respectif dans leur existence même, patientant avec ennui et/ou tracas, attendant une hypothétique remise de peine qui permettrait de retrouver leur amour plus ou moins incertain, comme de lasses Pénélopes scrutant le retour d’Ulysses sans gloire. L’association des deux femmes, aussi disparates que la carpe et le lapin, provoque une rupture : à la solitude bourgeoisement oisive d’Alma succède sa rencontre avec la vivacité prolétaire de Mina. On pourrait penser que tout ceci sent fort la caricature sociale, si ce n’est que cette alliance ne mène pas à la leçon de vie prononcée comme une homélie de gentil curé dont le cinéma français se régale depuis trop longtemps. Aucune volonté d’ascension sociale des prolos sous l’impulsion de la bourgeoisie, ou, au contraire, de retour aux choses simples des plus aisés par la force de la dignité exemplaire des plus pauvres. Le cinéma de Patricia Mazuy ne cherche pas le discours semi-évangélique, rassurant, du « vivre-ensemble » : malgré leur rang social divergent, les deux femmes sont en fin de compte résolument égales du fait de leur condition de femmes de hors-la-loi isolés d’un monde dans lequel elles subissent de plein fouet la solitude.
Leur association ressemble moins à une modification du regard porté sur le monde par chacune d’elles qu’à une façon de fuir cette solitude profonde, chacune représentant pour l’autre une possibilité de verbalisation de son mal-être, leur permettant ainsi de mieux supporter le poids du fardeau que les hommes qui partagent leur vie ont posé sur leurs épaules, de s’évader de cette prison sans murs dans laquelle ils les ont enfermées. L’affection que se portent Mina et Alma provoque un équilibre au sein de l’utopie de cette nouvelle petite famille féminine. Equilibre précaire car, justement, utopique : à l’Age d’Or de la relation succède l’effondrement. De ce point de vue, si la partie « série noire » de La Prisonnière de Bordeaux est très maladroite, artificielle et, dans le fond, assez peu crédible, elle s’avère utile pour représenter l’éclatement de cette bulle de quiétude et de confiance nouvelles. Et pour faire du film apparemment léger de Mazuy ce qu’il a tenté de faire semblant de ne pas être durant ses trois premiers quarts : le portrait profondément mélancolique d’une féminité sacrifiée, de femmes incommensurablement seules dont l’association et l’amitié pourtant franche qu’elles ont vécue ne peuvent dissimuler qu’un temps cette solitude subie à perpétuité. Le geste final du film, que nous ne révèlerons pas ici, brille par son ambivalence et son esprit de synthèse, tout à la fois confirmation de cet enferrrement dans l’isolement et volonté de faire éclater les cloisons du joug générique et social.
Aidée par les nuances de jeu et les ambiguïtés du parfait duo Isabelle Huppert / Hafsia Herzi, qui aura ouvert l’été du cinéma français grâce à André Téchiné (dans le médicore Les Gens d’à côté) et l’aura fermé en cette fin de mois d’août, Patricia Mazuy confirme la force de son cinéma ne cherchant jamais la facilité, ou la feignant pour l’instrumentaliser afin de montrer paradoxalement la complexité et les ambivalences du monde et de la place du féminin dans celui-ci. Moins directement impressionnant et sidérant que Bowling Saturne, La Prisonnière de Bordeaux se trouve néanmoins dans le sillon de son discours puissant, et se place de façon très cohérente dans la filmographie de son autrice.
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