Master Gardener est du pur Paul Schrader. Certains de ceux qui connaissent le réalisateur en seront ravis, d’autres peut-être déçus, voire agacés. Pour notre part, nous avons été conquis par la toujours grandiose sobriété de la démarche et du travail filmique schraderiens et par l’intense retenue du trio d’acteurs Joël Edgerton, Sigourney Weaver et Quintessa Swindell, campant respectivement les personnages nommés Narvel Roth, Norma Haverhill et Maya Core.
On lit ici et là que Master Gardener clôturerait une sorte de triptyque – dont le premier volet serait Sur le chemin de la rédemption (First Reformed, 2017) et le deuxième The Card Counter (2021) – évoquant le parcours d’un « être solitaire en quête de rédemption aux prises avec son passé et se cachant derrière son travail quotidien » (in Dossier de presse). On peut comprendre pourquoi. Les protagonistes de ces films vivent avec un trauma minant leur esprit et leur cœur, mais il ne faut pas oublier que beaucoup d’éléments ici décrits traversent l’œuvre de Paul Schrader depuis ses débuts, et précisément depuis le scénario écrit pour Taxi Driver, l’opus majeur de Martin Scorsese (1976).
L’expression « Man In A Room » est également utilisée pour évoquer ces trois films. Or, elle l’a déjà été il y a bien longtemps pour caractériser ce qui aurait été une autre supposée trilogie : Taxi Driver – toujours -, American Gigolo (1980) et Light Sleeper (1992).
Narvel Roth est un Maître jardinier qui travaille dans une grande propriété où sont cultivées, soignées toutes sortes de fleurs et plantes… belles, rares, d’origines parfois lointaines. C’est un homme taciturne, mais qui se consacre avec grande attention et un savoir approfondi à son activité. Le soir, quand il se trouve dans la pièce où il vit, dort, il tient un journal dans lequel il évoque son métier et son vécu, la botanique et la philosophie qu’il développe à partir des connaissances acquises sur elle. Le journal intime, un motif schraderien récurrent dont l’origine principale se trouve bien sûr dans le Robert Bresson du Journal d’un curé de campagne (1951) et de Pickpocket (1959).
Le domaine appartient à Norma Haverhill, riche douairière faisant partie d’une lignée d’horticulteurs. C’est une femme plus âgée que Narvel, distinguée et hautaine, autoritaire et possessive, un brin raciste, et dont on peut dire qu’elle utilise celui-ci comme un objet sexuel (1). On se croirait presque dans le Sud profond d’avant 1865, là où les propriétaires de champs de coton régnaient sur leurs serviteurs et surtout leurs esclaves.
Dans cet univers et ce qu’il charrie et représente, arrive la nièce de Norma, Maya Core. Elle va travailler comme stagiaire dans les jardins. Une jeune métisse dont le père, maintenant disparu, était Afro-Américain. Un élément perturbateur sorti du présent, d’un monde qui connaît pauvreté et délinquance.
Progressivement, parfois par flashes abrupts, le spectateur découvre le passé sordide de Narvel. Un passé de suprémaciste blanc appartenant à une milice armée. Des antécédents criminels qui le hantent, qu’il essaie d’effacer depuis plusieurs années, mais qui lui collent littéralement à la peau.
Maya n’est pas seulement un élément perturbateur. Elle est un révélateur et celle qui va aider Narvel à se rédimer et à trouver la meilleure place qui soit en ce domaine évoqué plus haut et appelé significativement Gracewood. En comblant les manques dont il peut souffrir. Lui, de son côté, va offrir le meilleur de lui-même en l’aidant à surmonter ses difficultés personnelles. Et en comblant les manques dont elle peut souffrir.
On notera que les derniers actes du personnage principal, amené à recourir à la violence – mais cette fois pour la bonne cause -, ne sont pas aussi radicaux que ceux d’un John LeTour, dans Light Sleeper, et d’un William Tell, dans The Card Counter (des individus qui trouveront, cependant, rappelons-le, une issue pleine d’espérance amoureuse au-delà des sanctions pénales qui leur sont infligées, à la manière de Michel LaSalle, le pickpocket de Bresson). Cela peut se comprendre du fait du passé idéologiquement très lourd et problématique de Narvel. Imagine-t-on cet ex-néonazi castrer ou exécuter des fauteurs de troubles qui cherchent à nuire et à lui et à Maya ? Schrader aurait-il pu imaginer le spectateur l’accepter (2) ? Si l’issue est amère pour Norma, elle est des plus heureuses pour Narvel et Maya – certains la considéreront fade, mielleuse ; nous la trouvons magnifique de simplicité salutaire. Mutatis mutandis, nous rapprochons le bonheur fusionnel que finissent par vivre ensemble ces deux personnages et l’union de Toller et Mary dans First Reformed. La scène de voyage par lévitation – au moins dans sa première partie (3) – placée à un moment du récit de ce film de 2017 est d’ailleurs revenue à notre esprit quand nous avons vu celle de Master Gardener qui fait s’ouvrir un chemin lumineusement fleuri devant le jardinier et sa stagiaire pour symboliser leur premier rapport charnel et la joie de la salvation – moment d’ailleurs préparé plus en amont et plus sobrement quand ces personnages sentent que les premières graines de l’amour germent en eux et les rapprochent. Nous avons également pensé à cette autre scène, transcendante, placée cette fois au cœur de The Card Counter : celle de la promenade nocturne de William Tell et La Linda sur l’Austin Trail Of Lights.
Nous comprenons que, dans sa critique publiée dans Critikat, Clément Colliaux puisse reprocher au film le fait qu’il « semble distinguer le « bien » du « mal » de façon schématique sans jamais creuser d’ambiguïté » (4). Notre perception est quelque peu différente. Narvel n’en a pas forcément fini avec les suprémacistes qu’il a trahis, une menace pèsera probablement toujours sur lui. Les relations du protagoniste avec Norma ne nous semblent pas complètement éclaircies à la fin du récit. Et, surtout, que l’on pense à cette phrase justement ambigüe, voire étonnamment douteuse, que le Maître jardinier prononce en voix off quand il pressent les difficultés qu’il va rencontrer avec les amis agressifs de Maya, la jeune femme qu’il a prise sous son aile : « Durant la nuit des pucerons noirs sont apparus sur les bourgeons des chèvrefeuilles grimpants. Ça a été le branle-bas de combat (…) pour arrêter l’invasion » [C’est nous qui soulignons].
Le mérite de Schrader est de trouver, exercice difficile, un bon équilibre entre le rejet que l’on peut ressentir pour l’extrémiste maléfique qu’a été Narvel et l’empathie envers cet homme essayant d’ouvrir en lui les pétales du bonheur et de trouver un équilibre raisonnable dans la Nature. Et ce, grâce, entre autres, à la subtilité du jeu de Joël Edgerton.
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Notes :
1) Plutôt amusants sont les motifs de méduses aux murs de son salon, symbole d’un pouvoir féminin sorti du fond des âges.
2) Schrader a eu quelques problèmes avec son film du fait du parcours initial de Narvel et de ce que le film en montre. Master Gardener s’est vu refuser toute participation au Toronto International Film Festival par son programmateur Cameron Bailey.
3) Quand Mary propose au pasteur de faire avec elle ce trip qu’elle faisait avec son mari, maintenant décédé, elle le nomme le Magical Mistery Tour – titre d’un album psychédélique des Beatles (1967).
4) Cf. « La Corde raide », in Critikat, 4 juillet 2023.
https://www.critikat.com/actualite-cine/critique/master-gardener/
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Enrique SEKNADJE
AuthorMerci à vous. Assez d’accord sur la question des « zones d’ombre ».
Mobare
Merci pour cette analyse détaillée et éclairante du dernier film de Paul Schrader, « Master Gardener ». J’ai été fasciné par votre interprétation des personnages et du triptyque que ce film est censé clôturer. C’est intéressant de voir comment Schrader explore continuellement la notion de rédemption à travers des personnages luttant avec leurs démons intérieurs. Je suis tout à fait d’accord avec votre remarque sur l’interprétation subtile et touchante de Joël Edgerton. Il parvient à transmettre l’humanité de Narvel malgré son passé inquiétant.
La référence à la triade « Taxi Driver – American Gigolo – Light Sleeper » me semble également pertinente, et confirme l’obsession récurrente de Schrader pour le thème du « loup solitaire » cherchant la rédemption dans un monde souvent indifférent ou hostile.
Concernant le personnage de Maya, elle représente effectivement une sorte de catalyseur de changement pour Narvel, une lueur d’espoir dans sa vie austère, tout comme Narvel aide Maya à surmonter ses propres difficultés.
Néanmoins, je pense que le film aurait pu davantage explorer les zones d’ombre du passé de Narvel, pour rendre son parcours de rédemption encore plus poignant.
En tout cas, merci pour votre critique, qui donne matière à réflexion. J’ai hâte de voir comment l’œuvre de Schrader continuera à évoluer à l’avenir.