Avec Oh, Canada, Paul Schrader adapte le roman de Russell Banks intitulé Foregone – un mot qui signifie « Inévitable ». Les deux hommes se connaissent et sont amis de longue date. En 1997, le cinéaste a déjà porté à l’écran Affliction, un autre roman de l’écrivain progressiste datant de 1989. Peu après avoir publié Foregone, en 2021, Banks attrape une leucémie et un cancer de la gorge qui lui seront fatals. Schrader a l’idée de faire de Foregone un film, et travaille en accord avec l’écrivain, jusqu’à la mort de celui-ci, en janvier 2023.
Il se trouve que, dans Foregone, un cinéaste en phase terminale de cancer participe à un documentaire réalisé sur lui. Il doit y parler de sa carrière. Leonard Fife, c’est son nom, est un documentariste célèbre et honoré – il est incarné, dans le film, par Richard Gere, que Schrader retrouve plus de quarante ans après l’avoir dirigé dans American Gigolo (1980). Un homme engagé qui a notamment réussi à échapper à la conscription au moment de la Guerre du Vietnam, ce qui en a fait pour certains un héros. Il a également été universitaire. Ceux qui réalisent le film sont deux de ses anciens étudiants : le réalisateur Malcolm et la productrice Diana.
Mais Fife n’entend pas répondre aux questions qui sont préparées à son intention, ne veut pas se laisser diriger. L’interview est pour lui une opportunité de se confesser afin de révéler, principalement à sa femme Emma (Uma Thurman), des vérités jusque là cachées concernant sa vie personnelle et professionnelle. Les lâchetés dont il a fait preuve, ses mensonges et ses tromperies, ses faiblesses. Le fait qu’il n’a pas été l’homme courageux que certains croient, mais un voleur, un irresponsable, un fuyard…
Banks considérait son roman comme un équivalent de La Mort d’Ivan Ilitch, la nouvelle de Léon Tolstoï (1886). Ilitch, ce magistrat qui, à travers la souffrance provoquée par la maladie, prend conscience de sa médiocrité. Avant d’expirer, Ilitch veut dire : « Forgive me » – pour la version traduite en anglais -, mais n’arrive qu’à balbutier : « Forgo »… Banks s’est donc inspiré de ce mot pour le titre de son œuvre et il reconstitue ce moment à la fin de celle-ci, en un tour intertextuel (1).
Avec Oh, Canada, Schrader évoque les désillusions de la jeunesse contestataire américaine des années 60. Il met en question aussi et surtout la sincérité des idéaux et des combats de celle-ci.
Dans le sillage de Banks, Schrader a choisi de composer un récit éclaté, en ayant non seulement recours à des flash-backs, mais à des flash-backs très lacunaires, à des mélanges de temporalités, et en proposant différents types d’images, d’une manière non apparemment cohérente : des images en noir et blanc et des images en couleurs, des couleurs et des lumières différentes suivant les époques évoquées ; des formats différents, aussi – le présent est filmé en 3:2, le passé est filmé en écran large ; les séquences avec son fils Cornel le sont dans un format intermédiaire… Schrader a engagé Andrew Wonder comme directeur de la photographie pour Oh, Canada. Wonder qui travaillait avec lui, sur divers postes, depuis plusieurs années (2).
À l’intérieur d’une même séquence, parfois d’un même plan, le protagoniste masculin peut apparaître à des âges différents. Le montage et le travail sur le hors-champ rendent la substitution possible. Schrader a expliqué qu’il avait été hors de question pour lui de recourir à des trucages du type De-Aging, lesquels n’ont jamais bien fonctionner à ses yeux.
Il a déclaré : « J’ai fait des films mosaïques auparavant. Mishima était un film mosaïque, tandis que mes trois films précédents [Sur le chemin de la rédemption, The Card Counter, Master Gardener] étaient linéaires et centrés sur un seul point de vue. Le film mosaïque permet de multiplier les points de vue, d’aborder les choses sous différents angles à différentes époques » [Dossier de presse].
Il y a effectivement plusieurs voix off – ou internes – dans Oh, Canada : notamment celle du protagoniste et celle de son fils qu’il rejette : Cornel…
Comme effiloché, le tissu narratif, filmique se constitue comme des pièces complexes à assembler : un véritable casse-tête – au Canada francophone, « casse-tête » est le nom donné au puzzle. Mais c’est que la mémoire de Fife est lacunaire, elle lui fait défaut, lui joue des tours. L’âge et surtout le lourd traitement médicamenteux qu’il prend y sont pour quelque chose. L’évocation de son passé par le protagoniste n’a rien de chronologique.
Emma, choquée par ce qu’elle entend, veut arrêter l’entretien. Elle affirme que son mari est dans un grand état de confusion, qu’il affabule. Sans que l’on sache ce qu’elle pense vraiment, ce qu’elle sait sur son mari ou ne sait pas.
Fife lui-même, qui, au début, pense que tout se tient dans ce qu’il énonce, ou veut le croire, en vient à se plaindre d’être perdu. Symboliquement, l’un des Fife plus jeunes dont il se souvient fait un voyage en voiture et cherche, à un moment, à acquérir une carte pour se repérer !
À travers ses aveux, le malade se rédime, trouve la Lumière. Mais il est difficile de savoir s’il dit la vérité, si ce qu’il raconte sur ses mensonges n’est pas lui-même mensonger, ou erroné. C’est comme s’il avait besoin de noircir le tableau, de s’auto-flageller pour mieux se sauver. Comme s’il fallait peut-être, pour lui, donner sens à ses souffrances, les justifier.
On reconnaît bien évidemment ici la thématique de la rédemption chère à Paul Schrader, ce Chrétien revendiqué qui a embrassé, au moins un temps, la foi calviniste. Même si elle est parfois maniée avec une certain (auto) ironie, et sans manquer d’épingler les serviteurs de l’Institution cléricale. Les signes à connotation religieuse sont nombreux dans Oh, Canada : le tableau d’un ecclésiastique – probablement un cardinal – accroché à l’un des murs du salon de Fife et qui se trouve à proximité de lui lorsqu’il se confesse ; la marque au sol, en forme de croix, servant de repère pour le tournage ; la bénédiction donnée par Fife à Malcolm au début, avec amusement…
L’introspection à laquelle se livre Fife a aussi quelque chose de psychanalytique – ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Freud est évoqué par Banks et Schrader. Elle est une voie royale. Grâce à elle, le protagoniste entend découvrir des choses qu’il n’a pas même pas dites à lui-même. Rencontrer l’autre qu’il y a en lui. À noter que Banks a introduit son roman par un exergue tiré des Poèmes Païens de Fernando Pessoa : « Au souvenir de qui je fus, je vois un autre / Et le passé n’est le présent qu’en la mémoire / Qui je fus est un inconnu que j’aime / Et qui plus est, en rêve seulement ».
Schrader a laissé entendre que, au-delà de Russell Banks, son expérience personnelle de la maladie a aussi été à l’origine d’Oh, Canada : « Il y a quelques années, j’ai été frappé par une crise de COVID longue. J’ai été hospitalisé trois fois dans la même année pour une broncho-pneumonie. Quand quelque chose comme ça arrive, on commence à se dire : « Bon, je suppose que c’est comme ça que ça va se terminer. » J’avais déjà pensé à faire un film sur la mortalité, mais c’est pendant que j’étais malade que j’ai commencé à réaliser que si je voulais faire un film sur la mort, il valait mieux que je me dépêche ! » (3).
Schrader a actuellement deux projets de longs métrages en préparation. Il faut donc bien parler d’Oh, Canada comme d’un film-sur-la-mort plutôt que d’une véritable œuvre-testament.
Le portrait de Leonard Fife est celui, émouvant, d’un homme en bout de course, extrêmement fragilisé, qui doit affronter la douleur, qui a conscience de sa déchéance et de sa dépendance – il est question de la poche d’urine qu’il faut tenir accrochée au fauteuil roulant, des odeurs « d’excréments séchés qui (…) collent au cul ». Fife est un homme qui a besoin de se libérer spirituellement. Et qui, au-delà de ce qu’il dit de lui, pense avec mélancolie à certaines périodes de son passé. D’« une séquence clé avec un personnage du passé de Leonard », Schrader a déclaré qu’elle était « réalisée dans une sorte de rouge-orange à la Bergman » [Dossier de presse]. À vrai dire, plusieurs séquences du film sont dans des tons ocres, acajou, automnaux… Puisque la référence à Bergman est revendiquée, nous pouvons faire part du film qui nous est venu à l’esprit en voyant le Fife d’âge mûr parfois quasiment regarder en face de lui le vingtenaire qu’il a été, ou des personnes qu’il a connues dans le passé : Les Fraises sauvages (1957).
La musique du film – la bande son – et les paroles de certaines chansons la composant vont dans le sens de cette douce tristesse qui agit comme un contre-discours par rapport à la vision très noire et amère de Fife quand il évoque son passé et son absence d’avenir. C’est Matthew Houck, dont le nom de scène est Phosphorescent, qui en est l’auteur. Un artiste originaire du Sud des États-Unis, qui tangue entre musique folk et rock indépendant lo-fi. Quelques morceaux figurant dans des albums publiés dans la première moitié des années 2000 sont utilisés dans Oh, Canada. D’autres sont écrits spécialement pour le film, plutôt des instrumentaux – qui ont parfois quelque chose de céleste, de cosmique (4).
Tel un autoportrait intime, Schrader évoque son rapport à la maladie, à la mort, avec une extrême sensibilité, mais avec détermination et cruauté, et dans une magnifique impudeur – comme Emma à propos de son mari, on peut parler d’« autopsie ». Le metteur en scène évoque également son art – le cinéma -, et le film lui-même – la façon dont il l’a conçu. Ce que le cinéma permet ou pas en terme révélation de la vérité profonde des êtres qui sont filmés, observés par la caméra, écoutés par le micro, et de la transformation possible de cette vérité en une image fausse, trompeuse – par exemple, grâce au montage.
Toute les parties du film représentant Fife en universitaire montréalais discutant, avec ses étudiants, de photographie – les écrits de Susan Sontag (5), le cliché d’Eddie Adams représentant l’exécution à bout portant d’un soldat vietcong par un officier sud vietnamien -, de documentaire, d’interviewes filmées, ne se trouvent d’ailleurs pas dans le livre de Russell Banks, et ont selon toute vraisemblance été introduites par Schrader.
Malcolm utilise un dispositif filmique assez particulier pour mener son entretien : l’« Interrotron ». Il a été mis au point dans les années 1990 par le documentariste Errol Morris, une connaissance de Schrader. Morris reprend l’idée du téléprompteur en utilisant un miroir semi-réfléchissant, permettant à la personne interviewée de regarder la caméra tout en voyant à la même place l’image de l’intervieweur qui se trouve concrètement à distance et qui est filmé par une autre caméra. L’intervieweur et la caméra font quasiment un. Le dispositif est censé permettre un face-à-face non anxiogène pour l’interviewé, l’établissement d’une relation de confiance. Et un contact oculaire direct et authentique avec le spectateur (6).
Fife parle face à l’image de Malcolm, mais, à sa demande, son épouse prend la place du réalisateur. Celle-ci n’est plus seulement un témoin, elle est celle à qui il se confie directement… par amour.
The Card Counter, à nos yeux l’un des meilleurs films de 2021, était sorti en cette période un peu ingrate pour la distribution filmique qu’est le mois de décembre. Il en est de même avec Oh, Canada. Cette œuvre, dans laquelle le motif du sapin de Noël est récurrent, constitue – à nos yeux – l’un des plus beaux cadeaux de cette année 2024.
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Notes :
1) Cf. Russell Banks, Oh, Canada – traduit par Pierre Furlan -, Actes Sud, Arles, 2022, p.736. C’est le titre de l’édition française. Banks souhaitait intituler son ouvrage O, Canada. Il ne l’a pas pu, un autre auteur utilisant le nom de ce pays pour le sien, à la même époque. Il a demandé à Schrader de titrer ainsi son film._
2) Nous avons trouvé deux entretiens fort intéressants dans lesquels Andrew Wonder aborde des questions assez techniques, liées aux questions esthétiques – choix de caméras, de filtres… Nous proposons ici le lien vers l’un d’entre eux : Matt Chan, « Oh, Canada Cinematographer Andrew Wonder on His Journey Towards Shooting the “First Sensitive Paul Schrader Film” », Cannes Classics, June 22, 2024.
https://usc.cannesclassics.com/2024/06/22/oh-canada-cinematographer-andrew-wonder-on-his-journey-towards-shooting-the-first-sensitive-paul-schrader-film/
3) Jordan Cronk, « Inspired : Paul Schrader on Oh, Canada », Film Comment, October 2, 2024.https://www.filmcomment.com/blog/inspired-paul-schrader-on-oh-canada/
4) Le seul morceau qui tranche avec l’ensemble est une version instrumentale de l’hymne canadien traité par Houck à la manière de Jimmy Hendrix avec The Star-Spangled Banner. Un clin d’oeil intermusical légèrement joliment sarcastique.
5) Schrader connaît et apprécie de longue date les écrits de Sontag. Notamment son texte intitulé « Spiritual Style in the Films of Robert Bresson » (1964) auquel il se réfère dans son ouvrage Transcendental Style in Film: Ozu, Bresson, Dreyer (1972). Dans Oh, Canada, des propos de Sontag sur l’immortalité sont traités dialectiquement.
6) Cf. Errol Morris, « Interrotron », Published in the Winter, 2004 issue of FLM Magazine. Reproduit sur le site consacré à Errol Morris.
https://www.errolmorris.com/content/eyecontact/interrotron.html
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