Licorice Pizza, c’est sous ce titre étrange (« pizza à la réglisse » si l’on traduit littéralement) que se présente le neuvième long-métrage de Paul Thomas Anderson, au préalable baptisé Soggy Bottom (« fond détrempé ») durant son tournage, à la suite d’un quiproquo. Point de signification cachée à chercher, il s’agit du nom d’une chaîne de magasins de disques en Californie du Sud où a grandi le cinéaste, un écho à sa propre jeunesse à peine voilé. Indice sur l’inspiration partiellement autobiographique de l’œuvre, une première (aussi ouvertement du moins) pour cet auteur majeur du cinéma américain, qui en vingt-cinq ans de carrière n’aura eu de cesse de se diversifier et de sortir de ses zones de confort. Capable au cours des seules trois dernières années de passer du vertigineux Phantom Thread à une nouvelle collaboration avec Adam Sandler pour le spectacle de stand-up 100% Fresh, ou mettre en images l’univers de Thom Yorke avec le court-métrage Anima d’après l’album homonyme, PTA tend à constamment déjouer les attentes le concernant. La cinquantaine passée, il nous compte l’histoire d’Alana Kane (Alana Haim) et Gary Valentine (Cooper Hoffman), deux adolescents qui grandissent, s’égarent et tombent amoureux dans la vallée de San Fernando, en 1973, un décor familier où avaient déjà été tournés Boogie Nights, Magnolia et Punch-Drunk Love. Il met en scène deux visages inconnus du grand public, Cooper Hoffman, fils du regretté Phillip Seymour Hoffman qu’il avait dirigé à cinq reprises (d’Hard Eight à The Master) et Alana Haim, chanteuse et musicienne du groupe Haim (un trio formé avec ses sœurs Danielle et Este, également au générique) pour lequel il a signé plusieurs clips, qui effectue ici ses premiers pas sur grand écran. Ils croisent des acteurs plus chevronnés tels que Sean Penn, Bradley Cooper (dans un rôle initialement proposé à Leonardo DiCaprio), Benny Safdie ou encore John C.Reilly (vingt-deux ans après Magnolia). Teen-movie, comédie romantique teintée de cruauté et de mélancolie, introspection distanciée, Licorice Pizza est un peu tout cela à la fois et en même temps bien davantage.
Une longue séquence inaugurale où les deux héros se rencontrent suffit à donner le ton et poser les marques. La caméra tourne autour d’eux, les observe, les scrute, étire naturellement la durée, jusqu’à les lier irrésistiblement à mesure qu’ils se cherchent et s’esquivent. Paul Thomas Anderson dessine l’un de ses projets, capter un instant présent clair et précisément défini, tout en laissant apparaître de multiples hésitations et contradictions, afin de lui conférer une unicité qui le rendra aussi universel qu’intemporel. Il affirme une proximité et un amour vis-à-vis de ses personnages presque inédit dans son cinéma, désormais débarrassé de toute distanciation, nous amenant à partager frontalement leurs tourments et ressentis en perpétuelle évolution, comme s’il les faisait émerger dans un espace dont nous serions les témoins privilégiés. À noter qu’il officie pour la deuxième fois consécutive en tant que chef opérateur, distillant l’idée qu’en ayant davantage d’emprise et de contrôle sur son travail, cela lui permet de le libérer encore plus, lui offrir des espaces de respirations et d’émotions supplémentaires. Cette impression première de temps réel ne dure pas, l’auteur privilégiant par la suite ellipses et non dits, faisant montre d’un art magistral de la suggestion, de l’implicite. Les petits gestes et attentions sont plus vecteurs de sens que les grands discours : un genou en frôlant un autre, une main hésitante, un regard sur un ventre à découvert… Mélange d’instincts immédiatement refoulés et d’élans d’authenticité magnifiques, quête de sensations fugaces, de moments à saisir, à l’instar de ces frôlements et effleurements réguliers. Point de démonstration ou d’effusion alors même que l’intensité des sentiments grandissants est sans cesse palpable, comme s’il contait une romance intériorisée que les deux individualités seraient dans l’incapacité d’exprimer ou de s’exprimer. Les séquences téléphoniques, ponctuées de silences « parlants » ou d’absences de réponses, outre dévier le poncif du potentiel harcèlement, traduisent cette ambivalence, mêlant douceur, maladresse mais aussi douleur et cruauté. Dans un autre registre à l’écho plus actuel, une main aux fesses suivie du regard mi-blasé mi-écœuré de la victime surlignant la toute puissance du mâle, rempli mille discours expansifs : en dix secondes PTA dit ce que d’autres cinéastes assènent péniblement en quatre-vingt-dix minutes. D’une délicatesse précieuse, Licorice Pizza, impose une figure esthétique et visuelle, celle de la course essoufflée, véritable leitmotiv graphique, retranscrite par un mouvement répété et fascinant, le travelling latéral. Alana et Gary, se cherchent, se fuient, courent constamment mais jamais dans le même sens ou au même rythme. Le cinéaste construit une bulle autour d’eux, inscrit son histoire d’amour entre rêve quasi déconnecté du réel et épreuve de leurs réalités respectives, amenée à s’ouvrir au reste du monde, celui des adultes qui les entoure de près ou de loin.
La différence d’âge nette entre le jeune homme et la jeune femme, se traduit par des parcours individuels aux antipodes et aux courbes inversées. Personnages complexes dans leurs contradictions et fluctuation (l’écriture est brillante), Gary, acteur à succès, businessman malin et opportuniste, apparaît sûr de lui en dehors de la sphère intime, tandis qu’Alana plus ouvertement mélancolique, se questionne sur son avenir professionnel, idéologique et ses attirances sentimentales. Tout le conflit entre le moi intime et sa place dans la société se joue ici. Lorsqu’assise sur un trottoir, elle regarde les garçons se livrer à des petits jeux virils, constatant qu’elle est une fille dans un environnement majoritairement masculin, son silence ne dissimule pas ses interrogations. Prise dans un étau entre une pression sociale et familiale (ses vraies sœurs et parents jouent également dans le film et conservent leurs prénoms) tangibles, elle ouvre le long-métrage vers d’autres aspirations thématiques, telles que la recherche de son identité, la conquête et l’affirmation de soi, mais aussi la peur de s’abandonner à l’autre sous peine d’être annihilée. L’outil de séduction (une collaboration professionnelle) se révèle autant un piège qu’une manière de déguiser l’attirance qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, quitte à heurter, rendre jaloux, faire souffrir. Une parade qui semble se calquer sur les règles sociales et travestit le véritable amour en une forme de stratégie guerrière qui les éloigne. Le « je » devient « autre » et l’aimé détestable, alors que la motivation initiale était de dévoiler ses sentiments. En quelque sorte, sur un mode plus doux, le réalisateur reconduit une idée au cœur de Phantom Thread : la nécessité du subterfuge pour densifier, consolider, éprouver les émotions. Reste que le fil amoureux ne se coupe jamais, au-delà des luttes intérieures, on sent cette pensée qui revient, un reflux de l’un vers l’autre.
Paul Thomas Anderson troue progressivement sa bulle invisible autour de ses héros au cours d’une deuxième moitié marquée par l’irruption successive de seconds rôles hauts en couleurs faisant renaître des figures emblématiques de l’époque et d’échos direct à l’actualité (le choc pétrolier de 1973). Sean Penn incarne un comédien alcoolique baptisé Jack Holden (une variation assumée de William Holden), quand Bradley Cooper campe Jon Peters, futur producteur de la version de 1976 d’Une Etoile est née avec Barbra Streisand (dont il fut le compagnon) et Benny Safdie, Joël Wachs, alors candidat à la mairie de Los Angeles. Ces trois segments au sein du récit, inspirent un flot de sensations diverses, de la dynamite comique d’un Cooper réinventé en séducteur violent, odieux, impulsif et paradoxalement irrésistible, à la tendresse pure caractéristique de la partie Wachs, se heurtant aux mœurs changeantes de son temps, pas encore totalement acceptées. Quant à l’interprète oscarisé pour Harvey Milk, en perdition ces dernières années, il tient là une partition pathétique et attachante rappelant la puissance d’incarnation qui a fait sa gloire. De plus, sa présence au générique permet un raccord avec un superbe teen-movie du début des années 80, influence revendiquée par le metteur en scène, Fast Times at Ridgemont High de Amy Heckerling. Ces visages familiers, tous pertinemment employés, font ressortir avec d’autant plus d’éclat les deux formidables révélations que constitue le couple principal. Deux physiques loin des normes en vigueur, sublimés de bout en bout devant la caméra d’un cinéaste, faisant ressortir leur beauté avec une évidence bouleversante. Deux comédiens d’une dévotion totale et d’une déchirante sincérité, au service d’une émotion à fleur de peau, d’un récit, en dépit de la douleur qui le traverse, lumineux et résolument optimiste. Le filiation entre Cooper Hoffman et son père, si elle n’est aucunement surlignée, permet un pont implicite avec l’œuvre passée d’Anderson, un ancien acolyte et alter-ego occasionnel a désormais un héritier, en qui il peut projeter sa propre jeunesse, revisiter ses souvenirs.
La fascination de Paul Thomas Anderson pour les années 70 n’est pas inédite à proprement parler, Boogie Nights ou Inherent Vice se déroulaient déjà au cours de cette décennie, quand il a régulièrement cité comme référent Robert Altman et certaines de ses réalisations de la période (Les Flambeurs pour Hard Eight, Nashville et Un Mariage pour Magnolia). Cependant, cet attrait prend ici une autre forme, mis à nu, affranchi de ses influences, le lien est plus direct, plus intime et en définitive plus personnel. Cette obsession trouve alors, si non sa résolution, une nouvelle raison d’être, une nouvelle incarnation. Derrière ce flot indissociable d’anecdotes réelles, de personnages fictifs ou véridiques, le métrage se veut moins le portrait dissimulé et fantasmé de son auteur que la retranscription d’un âge révolu, retraversé avec lucidité et mélancolie, critique et affection. La place importante accordée au silence (les plus beaux vus sur un écran depuis longtemps) se marie étonnamment bien avec une formidable bande-son mêlant compositions de Jonny Greenwood (son complice depuis There Will Be Blood) et chansons seventies. Point de jukebox nostalgique facile, plutôt des repères temporels, des flashs mémoriels vecteurs d’émotions autant par leur usage dans le contexte, que ce qu’ils peuvent naturellement inspirer. Ample et intimiste, Licorice Pizza, s’inscrit instantanément comme une romance singulière et inoubliable doublée d’un extraordinaire teen movie. Cela faisait longtemps (possiblement depuis The Myth of American Sleepover de David Robert Mitchell) qu’un film de ce genre aussi passionnant que codifié, n’avait pas paru à ce point délesté de tous ses clichés potentiels, débarrassé de ses archétypes. Son écriture subtile crée une sensation rare, celle de nous faire traverser l’écran pour nous aspirer au cœur des ressentis de ses héros et nous lier durablement à leurs parcours. La fameuse bulle construite autour d’eux devient un espace-temps au sein duquel nous aimerions vivre durablement afin d’éprouver indéfiniment le premier amour si juste qui nous est raconté.
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