Paul Vecchiali, relancé par le bon accueil de « Nuits Blanches sur la Jetée », entame un nouveau chapitre créatif avec deux longs métrages réalisés en 2015. Le premier d’entre eux, « C’est l’amour » sort aujourd’hui, et il traduit à sa manière ce regain de prolixité par son contenu à la fois dépouillé et débordant. C’est un film qui croise la marche tragique du drame passionnel avec la comédie, un soupçon de fantastique et d’autres ingrédients plus ou moins affichés. Ce film aurait pu être le positif diurne du précédent, joué par les mêmes acteurs (Astrid Adverbe et Pascal Cervo), avec des assises fantasmatiques similaires, mais c’est un tout autre projet : une somme intrigante et très singulière, qui avance le pas tendu vers d’autres territoires.
On avait quitté Paul Vecchiali sur la ronde enlevée, mais remplie d’ombres et de chimères de « Nuits Blanches sur la Jetée ». Ce nouveau film, « C’est l’amour », avec son titre proverbial mais ambigu, en rappelle un autre plus tonique – « C’est la vie ! » –, et tranche résolument avec les séductions nocturnes, douces et cruelles de son prédécesseur. C’est le soleil triste d’un plein jour qui irradie chaque scène de « C’est l’amour » (grâce à la photographie une nouvelle fois remarquable de Philippe Bottiglione) quand la caméra ne saisit pas les fondations d’une maison qui semble empêchée de construction, comme une ruine en devenir, prématurée. La chorégraphie des entrées et sorties de champ, leur enchaînement continu dans le film précédent, cèdent la place à des blocs de durée bien nets, un découpage et une ligne claire, son comme image, aux confins de l’irréalité. Les plans se désarticulent en hiatus solitaires à l’image des rapports de couple. Ceux-ci coïncident de moins en moins, et s’abîment dans les raccords, au point que les contrechamps, d’un personne à l’autre, deviennent des plans séquences autonomes qui se rejouent l’un à la suite de l’autre, en faux miroir décalé, avec des différences sensibles de ton et de rôle. « C’est l’amour » n’est plus une ronde. C’est un acculement permanent sur des cadres-fonds traités en aplats, ceux des deux maisons du film, celle de Jean (Julien Lucq) et Odile (Astrid Adverbe), le couple hétérosexuel, et celle d’Albert (Fred Karakozian) et Daniel (Pascal Cervo). Un même décor de maison provençale donc, pour deux tragédies ordinaires, reliées par une entremise fatale. Odile et Daniel, chacun à distance, vivent mal leurs « assignations » respectives et le conformisme qu’on cherche à leur imposer. Ils cherchent tous deux une échappée pour raviver, ou bien sentir enfin, la passion qui fait défaut à leurs couples.
Daniel est un jeune acteur talentueux, qui vit sa célébrité comme une imposture, et boit énormément. Il vit avec Albert, un homme plus âgé qui a un physique de grand « ours », un roc massif d’une auguste pilosité. Leur alliance – la robustesse du protecteur contre la fragilité du « jeune » Daniel quasi imberbe – serait burlesque si l’on ne sentait pas d’emblée l’impossibilité de leur ménage. Daniel voit en Albert un grand frère ou un père qui le choie, davantage qu’un amant. Odile elle, cherche à se venger des absences de Jean, son mari comptable, qui accablé de travail, la néglige totalement et, croit-elle, la trompe en secret. Par hasard, après s’être disputée avec Jean, Odile voit une interview calamiteuse de Daniel sur la télévision. L’acteur se saoule face au journaliste désemparé (Serge Bozon), et saborde publiquement sa carrière. Le charme de Daniel opère immédiatement sur Odile par delà l’écran, comme une invitation, si périlleuse soit-elle. C’est une sorte d’appel à distance pour conjurer ensemble leurs malheurs et l’élever au carré d’une passion amoureuse. La rencontre aura lieu réellement (un peu irréellement quand même), d’abord sur une terrasse en bord de mer, une piste de dancing en plein jour, à l’air libre. Et elle se scellera à l’écart, sur un recoin de plage. Odile y vampirisera Daniel, campée sur lui en méduse sanguinaire, en train d’avaler son corps.
On sait que Vecchiali a toujours refusé le naturalisme, autant par exigence que par tempérament. Chaque film doit inventer une écriture « propre » qui n’est pas un décalque parodique ou bâclé de réalité, avec son rythme, ses dilatations, voir, ses errements. Chaque film peut aussi œuvrer à une petite « surréalité », avoir la consistance légère ou ambigüe d’une fable. On pourrait dire d’une certaine façon, sans romantisme particulier, que tous les films du cinéaste reposent sur un enjeu autant formel que lyrique. Chacun doit avoir sa course émotionnelle et des mouvements quasi musicaux, mais aussi quelques moments d’intrigues, des dissonances risquées et provocatrices, pour ne pas laisser spectateurs et réalisateur se couler dans un confort cinématographique. La diction, son lié, son détaché, et ses intonations, y jouent autant que la forme visuelle – tout particulièrement ici. L’économie formelle du film rejoint dans son ensemble la micro économie et la forme « en chambre » de la pentalogie (une suite de films modestes, réalisés dans l’insularité, à même la demeure du cinéaste). Des films qui semblaient n’avoir été faits qu’entre soi (à quelques diffusions près, télévisuelles ou festivalières), juste pour les délices du jeu et, malgré tout, pour étancher un désir de cinéma toujours vif. « C’est l’amour » conserve cette dimension intimiste au cachet presque « amateur » et artisanal (y compris dans la distribution qui croise acteurs professionnels et amis divers), mais on y trouve une élégie, une « cérémonie », une rigueur formelle, qui élèvent le film au-delà de la simple missive d’ordre privé. Le dénuement de la forme va avec la blancheur des paroles, presque atones par endroits, comme si la force tragique du récit accablait les mots et les attitudes, entre hiératisme et dissolution ; les personnages finissant par se fondre au blanc, hors champ ou hors cadre, de plus en plus fantomatiques. On sent que l’auteur continue à évoluer et à creuser des thématiques qui n’ont cessé de l’intéresser (la passion amoureuse, dévastatrice et irrationnelle, en premier lieu) tout en récapitulant ses expériences plus récentes. « C’est l’amour » n’est pas un objet filmique toujours confortable, mais il est continuellement traversé par des idées et des inventions de cinéma, avec des moments très ludiques, joués en contrepoint de la pesanteur dramatique.
Tristesse et truculence : une tragédie grinçante
Le cinéphile Vecchiali ne cesse d’y évoquer les genres cinématographiques, faisant quelques citations et autocitations (dont un clin d’œil parodique au dernier film d’Alain Guiraudie, « L’inconnu du lac »). Il y a d’abord cette scène d’introduction : l’arrivée de Daniel dans le village à pieds par une route de campagne. Il est présenté d’emblée comme un étranger, et un facteur de trouble potentiel, la passion chauffée comme son foulard rouge, porté en étendard autour du cou en manière de provocation érotique. C’est un outlaw de western, un passeur de barrières, qui foule la route déserte, tandis que le générique défile de part et d’autre autour de lui, des noms en lettres anamorphosées comme les fenêtres d’un wagon. Il descend du train ou bien il arrive de nulle part, tout juste sorti de l’horizon comme un être de fantaisie. C’est une image du désir, qui a peut-être été appelée par Odile, tout comme Fedor invoquait Natacha précédemment en projetant son propre regard sur les pierres de la jetée. On voit Daniel marchant en veston échancré, un large V ouvert sur le torse nu, prêt à emporter tout dans son sillage, avec un pas déjà ivre et une mise incongrue, qui « détonnent » sensiblement dans le paysage (Tonnaire est son « véritable » patronyme). Il introduit le rouge, vecteur passionnel, que l’on retrouve quasi instantanément dans les rideaux de la petite maison qu’occupent Jean et Odile, puis dans la longue robe avec un ample décolleté qu’Odile enfile, dans l’espoir de se venger de Jean, en exerçant ses charmes sur le premier venu.
Les titres sanguinolents du générique (une parodie horrifique), et plus tard l’effet d’onde passionnelle, une auréole rouge qui matérialise l’obsession permanente de Daniel pour Odile (un nouveau trucage improbable), sont les indices répétés d’un échafaud tragique, mais aussi d’un mystère fantastique. Le western revient durant cette scène, un bout de cactus à l’avant plan, dans une nature insituable. Ailleurs c’est la comédie, grinçante ou non, qui s’invite, salutaire, pour faire respirer la tragédie. Il y a la drague en état d’ébriété qui voit passer Daniel de l’hilarité complète à une soudaine gravité ; et ensuite la scène où l’agent artistique de Daniel (Mireille Roussel, très drôle), exaspérée par la fuite de son acteur, se réconforte vin rouge en main, puis enlève l’ancien ami qu’Albert a délaissé, Manu (Manuel Lanzenberg), un barbouze « défroqué » qui s’est rappelé à lui en s’invitant à coucher sur le canapé. Il y a aussi Esther, la mère d’Odile, jouée délicieusement par la chanteuse Simone Tassimot, en simulacre de l’admirable et regrettée Hélène Surgère, une femme femme qui ressasse mélodieusement (et follement) son inventaire conjugal.
Folie douce et folie dure une fois de plus chez Vecchiali, avec en guise de diversion, un goût pour de petites pochades intercalées, des saynètes animées, aboutées avec une grande liberté. On retrouve également une ombre de vendetta corse dans l’air. C’est l’orgueil familial sali des Raffali père (joué par Paul Vecchiali) et fils (Jean/Julien Lucq), que l’on doit laver dans la connivence, regard et sourire de cruauté en coin. Jean, vulnérable et toujours amoureux, ne sait plus s’il doit pardonner Odile, la caresser ou l’étrangler de toutes ses mains. Il va de soi que ce film de Vecchiali est peut-être plus tranché et moins aguicheur à première vue que « Nuits Blanches… », avec de nombreux changements de ton, allant de la solennité à la dérision, et des alliages insolites qui le rendent à première vue insaisissable. Sans que cela soit un défaut, le film est moins immédiatement « mélodieux » que son prédécesseur, à l’exception du moment de défoulement pop sur « That’s Love » et « Ho Paura », car sa tonalité est toute autre. Les deux morceaux du film sont composés une nouvelle fois par Catherine Vincent (le duo Catherine Estrade et Vincent Commaret qui officiait déjà sur la BO du précédent), et savoureusement incarnés à l’écran par les musiciens eux-mêmes, entre déhanché twisté et chaloupé langoureux. Mais pour le reste, c’est une interprétation très spectrale, à capella, de la Passion de St Jean de Bach, qui tient lieu de ponctuation insistante, et d’augure funèbre : un semblant de requiem qui achoppe et glace déjà la vie sur l’écran, en la faisant basculer dans un Autre effrayant.
Le film peut diviser par sa pâte hétérogène, son mélange de monochromie dramatique et de coupes (comme de personnages) bigarrés. Le cinéaste n’a jamais cherché à être consensuel même si l’on sait, qu’il a une pleine conscience d’être attendu après la réception de « Nuits Blanches… », film qui lui a fait retrouver avec Shellac le chemin des salles. On peut aimer plus ou moins celui-ci, lui trouver des fulgurances et des curiosités. Reste que Vecchiali continue de nous interpeller, avec une épure des moyens toujours plus poussée, un goût de la recherche formelle et narrative, une détermination et des intuitions qui n’appartiennent qu’à lui.
Paul Vecchiali, « C’est l’amour »
en salle le 9 mars 2016
(c) Shellac
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