Après le très décevant Les Amants passagers (ndlr : mais comme nous sommes un peu schizophrènes à Culturopoing, voici un article qui le défend), Almodovar revient sur le terrain où il se trouve le plus à l’aise, celui d’un mélodrame porté par des figures féminines fortes. L’ouverture de Julieta sur le rouge vif du peignoir de l’héroïne témoigne une fois de plus du goût du cinéaste pour les coloris chatoyants et symboliques (le rouge de la passion, de la mort…), comme un trompe l’oeil, pour un film qui frappe d’emblée par sa sobriété. Contrairement à ses sublimes et flamboyants mélodrames (Talons aiguilles, Tout sur ma mère, Parle avec elle…), Julieta se révèle beaucoup plus retenu. S’il aborde une fois de plus des thèmes et des motifs qui lui sont familiers, en particulier les liens privilégiés et compliqués entre une mère et sa fille, il les traite de manière beaucoup plus épurée.
D’une certaine manière, Almodovar a basculé du côté des adultes alors qu’il épousait autrefois le point de vue des enfants. Tandis qu’elle s’apprêtait à quitter Madrid pour une nouvelle vie, Julieta fait une rencontre fortuite qui lui donne envie de rester sur place et de se remémorer son existence depuis sa rencontre avec le père de sa fille dans un train jusqu’à la disparition de celle-ci.
Comme d’habitude, le cinéaste témoigne de sa grande habileté pour agencer les mailles d’un récit romanesque à souhait en recourant à la voix-off, aux mots que l’on couche sur du papier comme chez Truffaut, aux flash-back. D’un point de vue scénaristique, Julieta est plutôt chargé : suicide, maladie, mort accidentelle, rencontres fortuites, disparition… Mais la maestria d’Almodovar tient justement à sa capacité à insuffler émotion et humanité à des structures narratives presque trop mécaniques.
Une des clés de Julieta résiderait dans la magnifique séquence de la première rencontre dans un train où plane l’ombre de Douglas Sirk avec ce cerf qui scelle le destin des amants comme à la fin de Tout ce que le ciel permet. Julieta, jeune professeur de philologie, est abordée dans son compartiment par un vieil homme qui désire lui parler. Gênée par son insistance, la jeune femme s’enfuit vers le wagon-restaurant où elle rencontrera le beau Xoan. Mais peu après, le train s’arrête et le couple apprend que le vieil homme s’est suicidé.
Même si l’indifférence de Julieta pour ce type bizarre n’a sans doute pas influencé sa décision d’en finir avec la vie, la jeune femme voit naître en elle une certaine culpabilité. Et c’est cette culpabilité qui va devenir l’un des motifs récurrents du film, un sentiment que l’héroïne connaîtra à diverses occasions (nous essaierons d’en dire le moins possible) et qu’elle va surtout transmettre en héritage à sa fille.
Almodovar excelle à filmer l’indicible, les non-dits entre les êtres les plus proches. Alors que Julieta et sa fille sont restées toujours très proches, cette dernière disparaît sans donner signe de vie et sans la moindre explication. Parce qu’il y a toujours quelque chose dans les relations humaines qui échappe aux mots et qui finit par creuser des fossés infranchissables. Le cinéaste capte cet écart qui se creuse entre les êtres alors qu’il ne repose sur rien de tangible ou de psychologique : juste un sentiment que les choses auraient pu être autrement si on avait prononcé un mot à un moment précis, si on avait agi d’une manière différente… La mise en scène traduit avec une grande délicatesse ce feuilleté d’émotions intraduisibles avec des mots.
Suite à plusieurs événements, Julieta va développer un sentiment de culpabilité, notamment vis-à-vis de sa mère qui se meurt tandis que son père tente de reconstruire son existence. Et ce sentiment, elle l’inocule bien inconsciemment à sa fille qui, adolescente, va agir comme une véritable mère avant de s’enfuir.
A l’opposé de ses films construits sur une certaine rancœur des enfants envers leurs parents, Julieta vise à un véritable apaisement et incite à comprendre les raisons de l’autre. Chez Almodovar, il n’y a pas de « coupables » ou d’ « innocents » mais des êtres humains qui peuvent faire des erreurs, se tromper sans pour autant penser à mal.
Il donne de l’épaisseur à ces trajectoires humaines en jouant sur des sensations et des émotions pourtant très ténues. Cette « épaisseur », c’est celle qui nous dit que rien ne peut se réduire à un seul lien de cause à effet : l’homme qui se suicide dans le train pouvait avoir mille autres raisons que la volte-face de Julieta pour le faire, pour reprendre notre exemple. Il s’agit donc à la fois de ne pas condamner a priori les gestes d’autrui (le père qui se met en couple alors que sa femme est en train de mourir à petit feu) et de ne pas se laisser gagner par la culpabilité de n’avoir pas fait le bon geste, dit le bon mot au bon moment.
A sa manière, Almodovar renoue avec l’idée de Renoir que « chacun a ses raisons » et son finale apaisé, ouvert et magnifique invite à toutes les réconciliations…
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