Le texte contient des spoilers.

Bien qu’il soit toujours visible en salles, le dernier film de Pedro Almodóvar date déjà un peu. Il me semble cependant nécessaire, en cette fin d’année, à l’heure où les rédacteurs de revues ou de sites de cinéma établissent leur palmarès, de dire quelques mots sur son importance et les émotions qu’il procure.

Les deux mères mises en parallèle sont Janis et Ana. Janis est une photographe qui approche de la quarantaine. Elle accouche de Cécilia, petite fille dont le père est Arturo, un anthropologue judiciaire qui est marié et dont elle est l’amante. Ana est mineure au moment où le récit commence, et elle accouche d’Anita, une petite fille dont elle ne connaît pas le père.
On comprend assez vite que les deux bébés ont été intervertis dans la maternité où les deux mamans ont accouché, dans la salle d’observation où ils ont été placés durant quelques heures. Une situation comique qui paraît facile au moment où l’on comprend ce qui a pu se passer – avant même que cela ne soit compris et/ou dit par les personnages concernés – et qui semble de mauvais augure pour la suite. C’est sans compter sur le talent d’Almodóvar pour surmonter et détourner le cliché. Cécilia, le bébé qui vit avec Ana, mais dont la mère biologique est donc Janis, meurt subitement. Janis est éclairée par des tests ADN qu’elle réalise et décide alors d’engager Ana comme nourrice pour s’occuper d’Anita. Une manière d’impliquer la vraie mère tout en gardant le bébé avec et pour elle. Le parcours des deux femmes se croise et elles ont d’ailleurs une relation amoureuse et charnelle. On peut regretter la sobriété, la retenue avec laquelle l’auteur de La Loi du désir la filme. Mais cette démarche préside à la réalisation de tout le film.
Au bout de quelque temps, Janis trouve les forces pour dire la vérité à Ana et mettre fin à un comportement fallacieux dont on sent bien qu’il pèse sur sa conscience.

© Camelia Films

Le film est, de manière toute almodovarienne, concentré sur les femmes. Les deux mères, donc, auxquelles il faut ajouter l’amie d’enfance de la photographe – campée par une des plus succulentes « chicas » du Maestro : Rossy de Palma – et la mère d’Ana, Teresa, une actrice de théâtre arriviste. Une bourgeoise dont le mépris de classe et l’apolitisme revendiqué est épinglé.
Madres paralelas repose en grande partie sur les épaules de Milena Smit, actrice de 25 ans, et de Penélope Cruz. Elles ont la charge de montrer, de faire ressentir au spectateur l’épreuve physique et morale représentée par l’accouchement. Le bonheur qu’il y a à materner un enfant, quand bien même il ne fut pas désiré. L’inquiétude que suscite son absence, la souffrance que provoque sa perte. La volonté farouche, aussi, de mener une vie indépendante, libre, moderne. Les deux actrices assurent parfaitement leur rôle. Penélope Cruz a reçu le prix de la meilleure actrice à la Mostra de Venise, cette année.

Au tout début du récit, Janis manifeste son désir de faire ouvrir une fosse où ont été très probablement enterrés des Républicains assassinés par des Phalangistes – nationalistes franquistes – dans les premiers jours de la Guerre qui a mis le pays à feu et à sang entre juillet 1936 et avril 1939. Les circonstances font que la photographe et Arturo se séparent, mais celui-ci aide celle-là à monter le dossier qui permettra aux recherches mémorielles d’être menées.

La place que prend la représentation du parcours des deux mères infortunées semble reléguer ces éléments narratifs en un arrière-plan insignifiant. Sauf qu’ils vont réapparaître à la fin du film, alors que les problèmes d’Ana et Janis se sont réglés. La première a récupéré la petite Anita, et la seconde, après des retrouvailles avec Arturo, attend un nouvel enfant conçu avec lui.
Les témoignages de descendants des personnes assassinées sont recueillis, des tests ADN sont effectués – par prélèvement de salive et de cellules buccales – afin d’identifier scientifiquement les corps, d’établir les liens de parenté. Ce qui reste des corps est partiellement mis à jour. Les familles peuvent se recueillir devant les dépouilles de leurs ascendants.

© Camelia Films

Pedro Almodóvar évoque quasiment pour la première fois, dans Madres paralelas, cette longue période de l’Histoire contemporaine de son pays, durant laquelle la population s’est déchirée. Il y a eu la Guerre d’Espagne et il y a eu le règne du dictateur Francisco Franco qui a duré jusqu’en 1975, date à laquelle la monarchie est restaurée et la démocratie représentative rétablie par le roi.
On peut regretter cet intérêt tardif, mais il faut préciser que le cinéaste porte avec lui le sujet de Madres paralelas depuis longtemps. En 1999, à l’époque de Tout sur ma mère, il en aurait déjà parlé à Penélope Cruz. Dans Étreintes brisées (Los abrazos rotos, 2009), des images renvoyant indirectement à un film de Mateo Blanquo apparaissent à l’image – le protagoniste a été réalisateur dans son passé. Il est intitulé Madres paralelas. Un extrait de Voyage en Italie de Roberto Rossellini (1954), à la projection duquel Blanquo et Léna, la femme qu’il aime, assistent, est montré par Almodóvar. C’est le moment où des ossements de victimes de la tragédie de Pompéi sont mis à jour devant le regard médusé du couple britannique composé de Katherine et Alexander (1).

Il y a quelques années, des chiffres ont été avancés par les autorités espagnoles. Il y aurait 4 000 fosses communes sur le territoire – dont à peine 10 % ont été totalement exhumées. 100 000 personnes seraient considérées comme disparues. Des chiffres discutés et que certains considèrent comme des sous-estimations.
Une « Association » pour la « récupération de la mémoire historique » a été créée en décembre 2000. Ses membres enregistrent la parole des témoins et procèdent à des fouilles archéologiques. L’État n’aide pas comme il le pourrait et le devrait :  « (…) la récupération des restes des personnes disparues est restée principalement l’affaire des proches des victimes, qui ont dû recourir à des subventions de l’État (suspendues entre 2011 et 2021) pour réaliser les travaux d’exhumation avec la participation volontaire d’anthropologues et d’experts. (…) le rythme des exhumations de fosses communes au niveau régional dépend du parti politique au pouvoir, ce qui crée des inégalités pour les victimes selon la région » (2).

Dans ses déclarations, Pedro Almodóvar explique que la nécessité d’identifier les victimes et de leur donner une sépulture digne est une « dette urgente » que la société espagnole doit à leurs familles. Et il déclare : «  (…) à présent, c’est la génération des arrière-petits-enfants qui demande l’ouverture des fosses communes ». Il rappelle que ce devoir ne correspond pas à un désir de vengeance, une volonté de solder violemment des comptes, et sous-entend que c’est en suivant cette voie que le pays pourra définitivement cicatriser ses blessures (3).
À la fin du film, Almodóvar cite Eduardo Galeano (1940-2015). Voici ce qu’a écrit précisément l’écrivain uruguayen à propos de ce qu’il appelle la « mémoire tenace » : « Il n’y a pas d’histoire muette. On a beau la brûler, on a beau la briser, on a beau la tromper, la mémoire humaine refuse d’être bâillonnée. Le temps passé continue de battre, vivant, dans les veines du temps présent, même si le temps présent ne le veut pas ou ne le sait pas » (4).

© Camelia Films

Certains voient en Madres paralelas deux films. Celui concernant les maternités de Janis et d’Ana et celui concernant l’exhumation du charnier. Ce n’est pas mon cas. L’idée qui dirige l’œuvre est de montrer comment en réglant ses problèmes personnels, présents, Janis peut établir un lien entre ses ancêtres et sa descendance. Il faut noter, de ce point de vue, comment elle éduque Ana, fait un travail de transmission. Janis parle à Ana de Janis Joplin que celle-ci ne connaît pas. Elle lui apprend à faire la cuisine. Et, à un moment, elle aborde la question de la Guerre Civile…. En la prévenant qu’elle va devoir apprendre ce qui s’est passé et choisir son camp – qui pourrait ne pas être celui de la marâtre Teresa.

J’irais même plus loin, en risquant cette hypothèse… Les deux mères mises en parallèle pourraient en quelque sorte être Janis, qui a réglé son conflit intérieur, et l’Espagne en tant qu’elle est symboliquement vue et montrée comme pouvant se réconcilier avec elle-même.

Certains perçoivent dans le final un moment presque honteusement expédié (5). Cela ne correspond pas à mon ressenti, même si le réalisateur a lui-même expliqué avoir élagué le sujet des massacres franquistes (6). J’ai eu, en ce qui me concerne, le temps de pleurer à chaudes larmes (7), de voir cette image où des corps du présent prennent visuellement la place des ossements afin d’établir clairement le lien entre les époques. Le temps d’observer la petite Anita qui, elle, regarde dans la fosse – avec ce qui pourrait être une expression et interrogatrice et réprobatrice. Ces larmes qu’a réussi à me tirer Pedro Almodóvar renvoient probablement à une histoire familiale personnelle, qui n’est pas la même, mais qui lui y ressemble… et qui m’est revenue en mémoire…

Pour cela : muchas gracias.

Notes :

1) Il n’est cependant pas du tout sûr que, à cette époque, le thème de la Guerre d’Espagne fasse partie du projet.
2) Elisenda Calvet Martínez, « Crimes du franquisme : qu’en est-il des plus de 4 000 fosses communes d’Espagne ? », The Conversation, 12 octobre 2021.
https://theconversation.com/crimes-du-franquisme-quen-est-il-des-plus-de-4-000-fosses-communes-despagne-169703
3) Propos tirés du Dossier de presse.
4) Eduardo Galeano, « Les oublis de l’histoire officielle, Mémoire et malmémoire », Le Monde Diplomatique, août 1997, p.3. Cf. https://www.monde-diplomatique.fr/1997/08/GALEANO/4916
5) Cf. Hervé Aubron, « Le Charnier des vanités », Cahiers du Cinéma, décembre 2021, n°782 , pp.. 46 et 47.
6) « Les charniers franquistes sont un sujet important que j’essaie de montrer brièvement à la fin du film. Dans les premières versions du scénario, il était plus présent mais phagocytait tout ce qu’il y avait autour. C’est un sujet trop fort pour le mélanger à d’autres » [Propos reproduits dans le Dossier de presse].
7) Percevant et regrettant une absence d’émotion dans Madres paralelas, une évolution en « circuit fermé », Valentin Denis compare l’opus du réalisateur espagnol et The French Dispatch de Wes Anderson. Si je partage l’appréciation concernant le film d’Anderson, le rapprochement avec le celui de Pedro Almodóvar me paraît tout sauf pertinent. Les effets formels font de The French Dispatch une œuvre boursouflée, ce qui n’est pas le cas de Madres paralelas. Cf. « Étreintes figées », Critikat, 30 novembre 2021. https://www.critikat.com/actualite-cine/critique/madres-paralelas/


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