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Est-ce le pelage velours et soie du léopard des neiges qui se fait roche, neige, montagne mouvante ? Est-ce au contraire cette dernière qui se détache, semble ondoyer puis dessiner le blanc tacheté de noir de l’animal ? Ces visions, illusions, si proches de l’hallucination, nous hantent longtemps après le dernier film de Pema Tseden, dernier dans tous les sens du terme puisqu’il devait être emporté juste après sa réalisation, à 53 ans, rattrapé (ou retenu ?) par le mal de ces montagnes qu’il chérissait. Un autre de ses films, L’Inconnu se trouvait en fin de tournage.
Glissements, confusions, jeux d’identité. Pema Tseden nous fait vivre le voyage qui consiste à se perdre dans le temps et dans l’espace illimité des hauts plateaux de l’Himalaya, à faire renaître caméra à l’épaule et en décors réels notre part animale, à nous ouvrir à une dimension spirituelle non-dualiste. Bienvenue dans un cinéma des plus rares, le premier de langue tibétaine qui se construit et s’impose réellement depuis les années 2000 essentiellement grâce à Tseden, en dépit de la mainmise chinoise sur son identité.
Car depuis 1953, nombreux sont les films chinois portant leur regard plutôt subjectif sur le Tibet (une trentaine), s’ajoutant à ceux occidentaux de Scorsese, Annaud, Bertolucci. Il aura fallu une audace et une ténacité remarquables au réalisateur pour écrire et mener à bien ce film, dans sa région natale du Pays des neiges, mettant en avant un véritable regard tibétain. Rappelons que Pema Tseden a pu payer cher, très cher, ses positions, lui qui fut arrêté, détenu et torturé en 2016 par les autorités chinoises (il aurait subi la torture de la chaise du tigre) au point de devoir être hospitalisé pour de nombreuses blessures.
Cinéma dans le cinéma, Le Léopard des neiges nous plonge dès le départ dans l’habitacle clos d’un véhicule tout-terrain au milieu d’une équipe de tournage de la télévision, restreignant la vue des glaciers à la largeur du pare-brise, nous indiquant par-là les limites de notre petit œil d’être humain. Ne vont-ils pas percuter un âne surgi, pour eux, de nulle part ? Pourtant, les regards se multiplient, celui du réalisateur Pema Tseden, celui du reporter télé, celui du moine photographe animalier qui rejoint l’équipe, auxquels s’ajoutera bientôt celui inversé en caméra subjective du léopard suspendu par les pattes. Les écrans s’incorporent aux écrans, de l’ordinateur, du portable, de l’appareil photo, de la caméra, multipliant les points de vue de façon vertigineuse.
Le but de l’équipe de télévision consiste à saisir dans l’un de ces objectifs le mythique léopard des neiges, le plus solitaire des félins, « l’âme des glaciers ». Or, saisi, l’animal l’est déjà, capturé par un berger après avoir tué neuf de ses béliers. Un berger furieux, violent, véhément qui, sous ses peaux de bêtes, nous fait immédiatement comprendre que l’animal n’est pas celui qu’on croit et finira d’ailleurs attaché comme lui.
Le parallèle avec la situation du Tibet face à la Chine se dessine d’emblée, offrant au film une dimension métaphorique, en filigrane de bien d’autres dualités : modernité et tradition, homme et animal, nature et culture, matérialisme brutal et spiritualité bouddhique. Sans oublier la dualité de la couleur et du noir et blanc qui accompagne les différentes temporalités passé et présent, dans un ordre non chronologique.
Le Léopard des neiges se veut un voyage, donc, mental, multiple, confinant tantôt à la perdition, tantôt à une révélation, associant le noir et blanc à un intemporel essentiel, et la couleur à un présent sans grâce. Pour couronner le tout, le personnage central s’avère double : entre le léopard des neiges et celui que tous surnomment « le moine léopard des neiges », une forte identification se crée, faite de fascination, respect, vies antérieures croisées, tacite et merveilleuse communion. Grande réussite du film, elle agit comme une véritable clef de scènes à couper le souffle.
Le dernier long métrage de Pema Tseden possède la fascinante simplicité du conte, mais également sa puissance qui vont nous emporter aux confins d’un réalisme magique envoûtant, d’une grande beauté plastique. Véritable épiphanie des neiges, à la faveur de son statut d’espèce en voie de disparition, le félin transforme chacune de ses apparitions en présence surréelle, évoluant tel un mirage dans l’immensité glacée de son royaume, entre tension extrême et élancement fulgurant, force sauvage et grâce féminine : à quatre mille mètres d’altitude, une esthétique hypnotique. Même absent de l’écran, la créature semble toujours le hanter, nous faisant guetter à tout moment son apparition et comprendre pourquoi les Tibétains le nomment « le fantôme des cimes ».
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Écrivain, nouvelliste (Neige, éd. Philippe Picquier), scénariste, réalisateur, Pema Tseden est considéré comme le pionnier du cinéma de langue tibétaine, qu’il a réussi à faire vivre en République Populaire de Chine sans compromis et sans aucun soutien financier ou autre. Admiratif de Bergman et Kiarostami, il aura pu réaliser huit films remarqués ou primés, tout en s’attirant l’estime et la reconnaissance des tibétologues comme des cinéphiles de tout bord. Inspiré d’un fait réel et de la nouvelle de Jamyang Tsering, Snow Leopard Or The Last Poem, présenté hors compétition à la dernière Mostra de Venise, Le Léopard des neiges a remporté le Grand Prix du Festival international du film de Tokyo et le Cyclo d’or du Festival international des Cinémas d’Asie de Vesoul (pour la deuxième fois).
Toutes les scènes avec l’animal ont fait l’objet d’un énorme travail en images de synthèse, admirablement modélisées à partir des mouvements de la compagne de Pema Tseden, danseuse que l’on voit évoluer sur son écran de portable dans le film. Si certaines scènes de conflit entre bergers et policiers ou équipe de tournage peuvent paraître quelque peu binaires et répétitives — comme elles le sont en réalité lors de tout conflit entre la sauvegarde ou la destruction d’une espèce — l’une des grandes forces du film réside certainement dans sa capacité à faire naître le fantastique d’un réel âpre, dans une sorte de fluide continuité, comme Murakami peut glisser de l’un à l’autre au fil d’une même phrase dans Kafka sur le rivage, par exemple.
C’est ainsi, dans la grâce d’un conte côtoyant le tragique que le film croise plusieurs débats : philosophique, politique, économique. Car il est bien pauvre, ce berger acharné à vouloir supprimer l’animal qui a tué une grande part de son cheptel. Car elle s’applique rudement et souvent sans compensation, cette loi qui protège l’espèce en danger. Car elles paraissent bien impossibles, ces réconciliations entre le mastodonte chinois autoritaire et la minorité ethnique pacifique, entre l’animal sacré et le profane. Le léopard des neiges lui-même dessine à la fois un trait d’union et un sujet de confrontation à plusieurs niveaux.
Sans dévoiler les scènes les plus belles et les plus étonnantes de l’œuvre ultime du cinéaste, il est important de conclure en soulignant son exceptionnelle dimension picturale et poétique, et son agilité féline à glisser du réel au mythe et au mystique, loin des vieilles représentations exotiques voire folkloriques.
FICHE TECHNIQUE
Sortie : 11 septembre 2024
Genre : Drame couleur et N&B
Titre original : Xue bao
Durée du film : 109 minutes
Scénario, réalisation : Pema Tseden
Avec Tseten Tashi, Jinpa, Xiong Ziqi, Losang Choepel, Genden Phunstok
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