Caution culturelle, cache misère légitimant les clichés les plus éculés, masquant difficilement la pauvreté d’inspiration dont font preuve beaucoup de films, la mention « d’après une histoire vraie » est mise à défaut dans Green book, projet solo mené de front par Peter Farrelly qui a laissé sa moitié quelque part dans les tréfonds de l’humour régressif après le mésestimé Dumb et Dumber 2.

Les deux frangins, après avoir atteint les sphères de la réussite à la fois artistique et commerciale entre la fin des années 90 et début 2000 avec Fous d’Irène et Mary à tous prix, se sont retrouvés en difficulté avec des œuvres incomprises révélant pourtant la véritable nature de leur cinéma, ancré dans un sentimentalisme sincère, un humanisme touchant drapé derrière les conventions de la comédie contemporaine.

Retrouver Peter Farrelly s’emparant d’un biopic peut surprendre de prime abord. Pourtant, Don Shirley ne dépareille de la galerie de marginaux divers qui hante le cinéma des Frangins, toujours en bute avec la norme, cette entité qui les effraie tant et pourtant qu’ils aimeraient épouser. Cette norme, on la retrouve dans une forme classique, assez paresseuse, qui aligne une bande son pop/rock impeccable reliant une succession de gags. Niveau mise en scène, Les Farrelly ont rarement fait preuve d’inventivité, leur talent se trouvant ailleurs, dans une écriture sous-terraine, éloge d’une Americana, peuplée d’idiots magnifiques ou de génies incompris.

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Don Shirley, pianiste virtuose, est un personnage farrellyen, un freak compte tenu du contexte dans lequel se déploie le film, situé au début des années soixante, au cœur du sud profond des Etats-Unis encore ségrégationniste. Un freak même à l’intérieur de sa communauté. Un noir exhibé chez les blancs qui joue du classique plutôt que du jazz. Qui se présente comme un dandy cultivé, solitaire.

La délicatesse et la subtilité du film passe par l’art du détournement, de contourner le plaidoyer anti-raciste, présent mais pas imposant, pour dévirer du côté du buddy movie, soit une histoire d’amitié touchante construite à partir d’un canevas conventionnel.

Tony Lip est un videur italo-américain du Bronx, surnommé la tchatche pour son sens de la répartie et son bagou légendaire. Au chômage temporaire, il se rend chez un certain docteur Shirley pour un emploi de chauffeur. Confiant, il se présente au domicile de Shirley et se retrouve confronté à ses préjugés. Non seulement son futur employeur n’est pas docteur mais pianiste, et plus problématique, noir. Après bien des réticences, Lip finit par accepter, ravalant son petit racisme quotidien, non sans se sentir légèrement humilié. D’autant que Shirley ne représente pas le black tel que l’imagine le blanc moyen. Raffiné, cultivé, précieux, Shirley prend la posture de l’aristocrate, se protège derrière une érudition et des manières de cols blancs pour cacher une grande souffrance, une solitude qui va se briser au contact de Tony Lip. Ce dernier va évoluer au contact de Shirley, s’humaniser. Chacun va finir par prendre le meilleur de l’autre.

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Cette échappée belle pourrait être dégoulinante de bons sentiments, de mièvrerie. La veine sentimentale du cinéaste est pleinement assumée. Elle s’affiche même à cœur ouvert dès les premières minutes, non pas tant avec ses deux pieds nickelés, mais à travers le regard attendrissant que porte la femme de Tony sur son homme. Un peu désespérée par l’attitude de Tony envers la communauté black, elle a toujours l’étincelle dans ses yeux aimants, de ce ceux qui sont remplis d’espoir, le poussant presque à accepter l’épreuve après qu’il ait jeté à la poubelle les verres dans lesquels deux noirs ont bu chez lui. Le rustre Tony, sans filtre et sans gène, est présenté d’emblée comme un grand enfant à qui il manque quelque chose. L’honnêteté de Peter Farrelly est de ne pas en faire une brute épaisse raciste mais un ignare qui au fond ne demande qu’à être éduqué.

Il ne s’agit pas de revirement de personnalité, ni de réelle prise de conscience. Farrelly filme des hommes bons juste empêtrés dans leur éducation et leur existence. Secrètement, ils ne changeront pas l’un au contact de l’autre. Ils s’ouvriront, s’accepteront tels qu’ils sont réellement.

Shirley, qui par fierté s’est entêté à apprendre le classique, à investir les soirées mondaines sudistes quitte à être perçu comme un phénomène de foire, une sorte d’anomalie au sein d’une société qui l’accepte sur la scène mais refuse toujours qu’il puisse simplement aller aux toilettes. En dépit de ses menus privilèges, Shirley a bien conscience d’être une sorte d’esclave de luxe.

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En grattant derrière le vernis respectable, Green book, s’avère plus excentrique que prévu, ressemblant à la folle traversée d’une Amérique raciste et refermée sur elle-même. Cette traversée singulière est représentée par le fameux Green book, sorte de guide de voyage pour les gens de couleurs, détourné de sa triste fonction initiale, devenant ainsi une sorte de manuel ludique, pimentant cette odyssée tendre et ironique.

La personnalité complexe de Shirley est habilement croquée par le cinéaste qui ne s’appesantie ni sur son homosexualité, furtivement évoquée, ni sur son alcoolisme, banalisé par son rituel journalier, de vider sa bouteille d’alcool, isolé du monde, tel un personnage romantique attendant patiemment la fin.  Don Shirley est un personnage passionnant, un « génie » qui n’appartient à aucune communauté, rejeté de toute part, enfermé dans sa solitude et dont la seule vengeance passe par la musique, son doigté unique. Farrelly montre très bien la jouissance du musicien lorsqu’il commence à frapper ses doigts de fée sur les touches du piano.

L’ambiguïté de la perception d’une assemblée à la fois bluffée, étonnée par cette capacité d’un noir d’être supérieur à un blanc le temps d’un spectacle constitue la part la plus transgressif du récit. Une fois le show terminé, l’artiste retourne dans les vestiaires et rendosse le costume de sa condition sociale.

Porté par deux comédiens remarquables (Viggo Mortensen à contre-emploi, mais surtout le surprenant Mahershala Ali), Green Book s’avère une très heureuse surprise pour un genre contraint qui s’élève rarement au-dessus de son caractère illustratif, hagiographique et informatif. Drôle et touchant, le Road movie prend les contours d’un feel good movie pour mieux habiller sa tristesse et sa mélancolie.

 

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