Dans l’interview qu’il a accordée à Culturopoing, Peter Greenaway clame qu’il attend encore du « cinéma cinéma », c’est-à-dire du cinéma non de texte mais d’images, et puis du cinéma qui parle de cinéma. C’est exactement ce qu’il nous offre avec Que Viva Eisenstein, où il touche à une certaine vérité de son héros cinématographique tout en reconstruisant son histoire à sa guise, avec une obscénité moqueuse et raffinée, tandis que sa caméra virevolte, plus libre que jamais, dans un espace grandiose et baroque, éclatant de couleurs, avec une facétie magistrale.
Que Viva Eisenstein est résolument l’oeuvre d’un Greenaway au sommet de son art, à l’érudition plus joueuse que jamais. Pour rendre hommage à celui qu’il qualifie de « plus grand cinéaste de tous les temps », l’auteur de Meurtre dans un jardin anglais a choisi, sans paradoxe, le ton de l’impertinence et de l’humour endiablé le plus haut en couleurs qui soit, puisque l’action se passe ici au Mexique, où le grand Sergueï Eisenstein est allé, au terme d’une tournée américaine (de 1929 à 1931) qui lui a aussi permis de rencontrer les plus grandes figures hollywoodiennes et littéraires du moment, pour réaliser un film qui n’a jamais vu le jour. L’expérience semble avoir marqué une étape décisive dans sa carrière, qui s’est ensuite interrompue jusqu’à Alexandre Nevski. Le résultat de la rêverie de Greenaway sur l’aventure mexicaine du célèbre cinéaste soviétique est un vrai bonheur, un récit délectable, exaltant de culot, qu’on goûte tout du long avec un sourire jusqu’aux oreilles et où l’on retrouve, dans leur plus belle expression, toutes les sympathiques marottes du metteur en scène gallois : son goût des collages, listes et herbiers menteurs, ses multiples références littéraires, picturales, musicales et cinématographiques, son attention à l’architecture, sa prédilection pour les thèmes de l’eros et du thanatos (et donc pour la représentation du corps humain dans sa physicalité la plus crue) et son don fabuleux pour rendre significatives les juxtapositions les plus grotesques (comme celle qu’il fait dans le titre anglais du film, Eisenstein in Guanajuato, un titre plus-greenawesque-tu-meurs qu’il a choisi justement pour son imprononçabilité).
C’est en fanfare, sous le fouet des accords binaires du « Montaigus et Capulets » de Prokofiev, qu’on arrive dans ce pays au catholicisme romain « customisé » qu’est le Mexique, avec ses cimetières aux couleurs vives, ses squelettes de carnaval aux bouches rondes comme de drôles de poupées gonflables, et son amérindien couvert de plumes qui sonne les matines. Eisenstein (dont le Finlandais Elmer Bäck, avec sa lippe gourmande et sa chevelure de savant fou, livre une interprétation génialissime) est accueilli à Guanajuato avec tous les honneurs, dont celui d’avoir à ses côtés Palomino Cañedo (incarné avec la même générosité que son comparse par le Mexicain Luis Alberti), un camarade et guide autochtone tout à fait séduisant dans son élégant costume d’époque, et réceptif à l’excentricité de l’artiste russe. Ce dernier, déjà volubile et surexcité à l’arrivée (le fait que son esprit « turbine » toujours étant régulièrement souligné par des plans circulaires rapides à en avoir le tournis et des séances de « name-dropping » pendant lesquelles il cite tous les grands noms auxquels il a pu serrer la main au cours de son périple, de James Joyce à Dos Passos en passant par Cocteau, Gertrude Stein et Flaherty), bien qu’il se méfie des mouches qui lui suivent partout comme des espions soviétiques, est aux anges quand il découvre le plaisir de la douche. C’est qu’en URSS, il y a mille manières de faire sa toilette, quitte à faire fondre un peu de neige dans un baquet, mais rien d’aussi plaisant que cette trombe d’eau chaude sur son corps dénudé, explique-t-il a son membre flacide, qu’on voit là pour la première fois en très gros plan.
En effet, à partir de ce moment, le monstre sacré du cinéma va vivre principalement cul nu et passer beaucoup de temps dans l’opulence de sa vaste chambre, avec Palomino. C’est que Greenaway a décidé d’imaginer le dépucelage tardif d’Eisenstein – car il faut savoir que si ce dernier avait déjà fait, à l’âge de trente ans, La Grève, Le Cuirassé Potemkine et Octobre : dix jours qui ébranlèrent le monde, il n’avait lui-même pas encore mis en branle cet aspect de sa vie physique. Qu’à cela ne tienne, se dit son beau compagnon mexicain en subtilisant discrètement une bouteille d’huile d’olive extra-vierge comme d’autres se procureraient une plaquette de beurre : il va donc offrir au monumental artiste soviétique son premier tango à Guanajuato. La scène de vigoureuse sodomie qui suit, placée pile au milieu du film et introduite par l’image du liquide doré (à coup sûr de la première pression à froid) coulant le long de l’échine velue de Sergueï vers des moiteurs inexplorées, nous est montrée du début à la fin, tandis que Palomino raisonne sur l’ancien et le nouveau monde sans cesser de d’honorer de ses coups de boutoir le séant du maestro communiste. Cette initiation, qui ouvre tout un monde de perspectives au monumental cinéaste (dont la nouvelle agilité donne lieu à de formidables plans filmés par dessous les pavés transparents qui constituent le sol de son décadent nid d’amour), lui ferme certainement les yeux sur ses obligations vis-à-vis des producteurs de son film, mais il est vrai que son révolutionnaire pays interdit ce genre d’audacieuses secousses.
Greenaway, lui, n’en manque pas, d’audace. Il n’hésite décidément pas à ébranler totems et tabous, et c’est pour cela qu’Eisenstein in Guanajuato est jouissif, en plus d’être une oeuvre d’une enivrante virtuosité, car il n’est pas donné à tout le monde d’arriver à rendre un véritable hommage à une idole aussi hiératique tout en le représentant le vît à l’air, dans une chemise de pyjama de satin jaune vif. En effet, dans toute sa multicolore irrévérence, malgré elle, par elle, le film déborde d’admiration et de respect pour Eisenstein et pour le cinéma, et le brio de cette pirouette anti-hagiographique est le grand génie de ce film, et celui du cinéma qui rend tout cela possible. Greenaway a beau dire que le cinéma est mort, ou qu’il n’est pas ce qu’il doit être ou pourrait être enfin (cf. notre interview vidéo), de son film transpire la liesse parfaite du cinéaste exultant qui inscrit son geste cinématographique dans l’Histoire du Septième Art tout en transgressant où du moins en repoussant de nouvelles limites. Ici, on ne retrouve pas l’angoisse ontologique de l’artiste et la cruauté du manque de sens qui hante la plupart de ses films. Greenaway continue de déplacer la bordure de l’image, ajoutant même un film dans son film et puis un autre film encore, le sien, en train de survenir devant nous, mais de ce remous constant du cadre ne se dégage pas l’atmosphère nauséeuse ou putride, ou à tout le moins inquiétante, qui se déplace dans l’ensemble de sa filmographie. La joie de Que Viva Eisenstein n’est mitigée par rien, et c’est ce qui la rend, dans un sens, militante, comme si Greenaway voulait dire, à la manière de Wilde, « le cinéma est trop important pour être pris au sérieux ».
Si ses brillantes cabrioles (qui appellent à grands cris la verbalisation et la théorie, bien que Greenaway répudie régulièrement « le texte ») semblent tout à fait libérées de tout fond d’angoisse, c’est aussi, peut-être, parce que le metteur en scène a trouvé avec l’abandon de la pellicule, un nouveau moyen de faire plus que jamais des images, sans ce lest. Ici, il exploite au maximum la plasticité de l’image numérique, passant du noir et blanc à la couleur ou à l’image colorisée, divisant l’écran, évoluant comme une toupie, étirant les travellings. Il fait un travail d’architecte diabolique soutenu par un montage extravagant et précis, indiscipliné et symétrique. Et dans la jubilation du maestro britannique à user à l’extrême des possibilités que le numérique lui offre, on lit malgré ses dénégations l’optimisme pour l’avenir d’un des plus grands amoureux du cinéma qui existent aujourd’hui, parce que le passé du cinéma lui a offert des héros.
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Ionica
La lecture de votre commentaire a été pour moi (presqu’ aussi) jubilatoire que le film, surtout après avoir lu d’autres commentaires passablement critiques, d’une critique parfois mesurée, parfois cinglante, mais toujours (de mon point de vue) bien étriquée face à un film démesuré.
Par contre, j’ai pour ma part senti bien présents, au-delà de la jubilation, de l’extravagance et de l’extraordinaire liberté du réalisateur, la déchirure, une sorte de désespoir nu face à la finitude, la nostalgie aussi et le goût amer de la vie « réelle » qui n’est pas, nous rappelle-t-il (m’a-t-il semblé), comme au cinéma.