Cinéaste à l’aura grandissante mais encore (trop ?) confidentielle, le britannique Peter Strickland construit depuis dix ans maintenant une œuvre fétichiste et référencée, s’affranchissant peu à peu de ses influences pour laisser se dévoiler un véritable auteur. Il se révèle avec le Rape and Revenge roumain tendance Bergmanienne (La Source en ligne de mire) Katalin Varga, récompensé au passage pour son travail sonore lors de la Berlinale de 2009. Il se fait davantage remarquer dans des festivals spécialisés avec ses deux longs-métrages suivants, des incursions plus frontales dans le genre, Berberian Sound Studio (2013) et The Duke of Burgundy (2015). Le premier était une relecture très conceptuelle du Giallo, revisité sur un mode essentiellement sonore. Le second s’inscrivait dans une veine plus érotique, davantage orienté sur un cinéma des années 70 dont Jess Franco serait l’influence la plus évidente. Histoire d’amour lesbienne tendance SM, subtile et loin des clichés, délestée de présence masculine, mise en scène avec rigueur et élégance visuelle de tous les instants. Malgré une certaine notoriété auprès des initiés et une présentation dans plus d’une cinquantaine de festivals, son nouvel opus, In Fabric, aura peiné à sortir en salles. Une situation regrettable tant il s’agit d’une nouvelle montée en puissance pour son metteur en scène qui signe son film le plus abouti à ce jour, et une proposition aussi marginale qu’accessible (plus que ne l’étaient ses prédécesseurs). Sur la base d’un postulat très « concept » et d’une structure que l’on préférera garder secrète, le film nous familiarise avec une boutique de prêt-à-porter nommée « Dentley & Soper’s ». On découvre son petit personnel versé dans les cérémonies occultes, ses commerciaux aux sourires carnassiers mais également sa robe rouge, superbe, et aussi maudite qu’une maison bâtie sur un cimetière indien. De corps en corps, le morceau de tissu torture ses différent(e)s propriétaires avec un certain raffinement dans la cruauté…
Le générique d’ouverture fait office de bande-annonce visuelle et sonore du long-métrage à venir. La police semble tirée d’un catalogue de mode, des images éparses se succèdent sans que l’on ait (à ce stade) la clé pour les décrypter, le rouge est imposé comme couleur dominante tandis la bande-son aux faux airs de boite à musique côtoie des enregistrements audio dont on peine à identifier la provenance. Le metteur en scène tend à reproduire au sein de nouveaux décors (certains apparemment sommaires, lambdas tels le lieu de travail de Sheila ou le foyer de Reg et Babs, d’autres plus énigmatiques à l’instar le magasin Dentley & Soper’s) les plus beaux effets de The Duke of Burgundy et Berberian Sound Studio. Si l’on perçoit aux accents de certains des interprètes que l’action se déroule (c’est une première) en Angleterre, l’époque semble plus floue, malgré les repères vintage aux accents de pops seventies. Mais malicieusement, Strickland glissera une date sur un journal, 1993. In Fabric manie avec délice les contraires afin de façonner sa propre unicité. La quotidienneté feinte des péripéties est rapidement ébranlée par un goût du mystère, que ce soit dans le caractère inexpliqué de certaines données de scénario ou le pouvoir d’images transformées en motifs d’interrogations, déclinées jusqu’à l’obsession. Le fantastique semble s’inviter dans la banalité, contaminant alors peu à peu le réel. Bijoux esthétique, le film invoque aussi le bien le giallo argentesque (mosaïque de couleurs, gros plans fétichistes) que le Todd Haynes de Carol (reconstitution d’époque méticuleuse, mais quelle époque ?) ou le Nicolas Roeg de Ne Vous retournez pas (montage vecteur de liant et procédé de cassure). Cette diversité des références et influences potentielles se retrouve également sur le plan scénaristique : le postulat de départ peut s’apparenter à une relecture « textile » du Christine de John Carpenter, le fil conducteur proche de l’abstraction renvoie à L’Argent de Robert Bresson, quand un appétit nouveau pour l’humour absurde évoque le cinéma des Frères Coen et le légèrement mésestimé Burn After Reading. Reste que le résumer à ses possibles sources d’inspirations reviendrait à mettre dans une case une œuvre qui prend inlassablement un malin plaisir à les exploser une à une. En effet, si sidération il y a, cela tient autant à des qualités factuelles que l’on pourrait énumérer succinctement – une direction artistique et une photographie à tomber par terre, un score envoûtant et inquiétant signé Cavern of Anti-Matter, un sound désign déroutant) qu’à la façon dont celles-ci sont employées : créer des attentes pour mieux les déjouer, les tromper et ainsi ménager sa vraie nature.
En connaissance de ses films passés, de ses aspirations esthétiques, voir Peter Strickland tournoyer autour de l’univers du textile a quelque chose de si peu surprenant qu’il relèverait presque de l’évidence. Cependant, ce terrain de jeu taillé sur mesure, devient alors le prétexte à construire une œuvre libre, à l’intérieur de laquelle le metteur en scène peut s’émanciper. Il construit un récit reposant sur un art perpétuel de la rupture de ton et du décalage. Des choix déconcertants et en même temps assez jubilatoires, qui cassent sciemment une dynamique apparemment installée avant de la transfigurer lors de la séquence suivante. In Fabric regorge d’humour (ce qui est en soit inattendu) sur un mode pince-sans-rire teinté d’ironie mordante, cohabitant avec une façade plus solennelle, plus stricte. Par exemple, la diction de certains acteurs pourra d’une réplique à l’autre autant être sujette au sourire qu’à l’effroi. Ce goût du contrepied parfois déstabilisant implique un spectateur, qui ne se contente plus d’admirer sagement le spectacle proposé. Une autre évolution notable est à constater, elle concerne le rapport très premier degré aux personnages et plus particulièrement le soin qui leur est conféré (dans la continuité de ce qui a été entamé sur The Duke of Burgundy). Ils sont tour à tour pathétiques et touchants mais toujours humains, en dépit des différentes tonalités qui s’exercent. Ils sont les agents de rationalité au sein d’une histoire qui se plaît à s’en détacher, afin de laisser libre cours aux visions cruellement belles de son auteur. Vous ne regarderez plus votre machine à laver de la même façon (ici filmée un objet monstrueux et poétique), tout comme vous hésiterez avant de choisir votre tenue vestimentaire pour un éventuel rendez-vous amoureux. La période apparemment « datée » et l’univers uchronique s’opposent à une réflexion et une critique au contraire beaucoup plus contemporaines. L’obsession superficielle et ravageuse du paraître sont appréhendé tels un remède à la peur de la solitude. Ce sont sont les fruits d’une société de consommation dégénérescente dont on observe le détraquement jusqu’à la démence. Le cinéaste avec un goût délectable (dans le dialogue, l’horreur et l’imaginaire) pousse dans ses retranchements une quête vaine vouée à l’impasse, n’ayant de cesse d’éloigner ses héros du bonheur simple auxquels ils aspirent. Film subtilement moral, conte initiatique détraqué, satire jouissive, In Fabric, laisse difficilement indifférent, à condition d’en apprécier les vertus. A l’instar de cet habit magique, il devient impossible de s’en défaire. Précieux, original, sophistiqué, inventif… Grand.
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