Nombreux sont les grands artisans des effets spéciaux à être passés à la réalisation. Ray Harryhausen et ses Contes Merveilleux ou Stan Winston avec Pumpkinhead sont de ceux-là. Phil Tippett, génial créateur, spécialiste de la go motion (dérivé de la stop motion) a connu une première expérience en tant que metteur en scène pour le moins compliquée. Propulsé à la tête de Starship Troopers 2 (alors qu’il avait façonné les insectes extraterrestres du premier volet), il rencontre de nombreux problèmes comme des coupes budgétaires drastiques, ou une sortie confidentielle en DTV. Un résultat décevant pour celui qui donna naissance aux trucages de L’Empire contre-attaque ou de RoboCop. Mais depuis 1987, Tippett travaille sur un autre projet bien plus excitant : Mad God. Film d’animation contant les aventures d’un étrange voyageur envoyé dans un monde souterrain plein de monstres, le long-métrage connaît une gestation lente et palpitante. Tourné durant près de trente-cinq ans par le cinéaste et ses équipes, il rencontre un triomphe à chacune de ses projections dans divers festivals, dont l’édition 2022 des Hallucinations Collectives où il remporta le Prix du Jury. Aujourd’hui, il est enfin possible pour le plus grand nombre de découvrir ce fascinant objet sur grand écran grâce à Carlotta Films. Retours sur une œuvre pas comme les autres.

Copyright Carlotta Films

Visuellement somptueux, Mad God se révèle violent, drôle, poétique, trivial, presque trop long dans son déroulé mais incroyablement généreux et fascinant. Véritable ode à l’imaginaire perçu comme la seule échappatoire aux horreurs de la réalité, il s’affranchit de toute entrave, de toute censure aussi, pour donner naissance à un univers stupéfiant. La création devient la seule arme face à la barbarie des guerres (le spectre de la Shoah hante certains plans), à l’obscurantisme des religions (le fameux dieu fou du titre) ou à la volonté de rationalisation de la science. Sur ce dernier point, le film s’avère plus ambigu. Les médecins et chercheurs (interprétés par des acteurs lors des rares séquences « live ») passent à côté des trésors que recèlent littéralement la fantasmagorie, les chimères, à force d’analyse pour en comprendre le fonctionnement. Pourtant, c’est en creusant au plus profond des méandres du rêve, en cherchant une explication terre-à-terre, que le miracle se produit et que le miracle advient in fine. Le héros, silhouette masquée sans nom ni identité, renonce à sa mission de destruction en découvrant la beauté, la grâce de l’imagination. La perfection de l’animation et le jeu sur les échelles, créent une forme de récit gigogne où un monde en renferme un autre, et ainsi de suite, mêlant l’infiniment petit à l’infiniment grand dans un geste de pure mise en scène. Le final, sorte de montage cosmogonique aux accents métaphysique quasi malickiens (Gassenhauer de Carl Orff, précédemment utilisé dans La Balade sauvage, accompagne d’ailleurs le générique) ouvre sur une boucle temporelle sans fin. Le spectateur pénètre alors une zone contenue dans une zone, elle-même issue de l’esprit de Phil Tippett, plus que jamais démiurge d’un cinéma en constante mutation.

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La Bible (la tour de Babel, la citation du Lévitique) ou la mythologie grecque (les trois Moires) sont autant de sources millénaires que le cinéaste évoque, ancrant Mad God dans un référentiel littéraire intemporel. Il ne se limite pas pour autant à une culture institutionnalisée et fait se télescoper 2001 : Odyssée de l’espace (le monolithe, le Star Child), la statuaire antique (le Kouros) et les monstres de Ray Harryhausen (Kali du Voyage fantastique de Sinbad) dans un tout cohérent et déférent. Tippett met donc sur un pied d’égalité ses différents maîtres, et offre une vision pessimiste de l’avenir de son art. Les affiches de Dracula de Tod Browning et Frankenstein de James Whale au cœur d’une ville en ruine sont un symbole clair : le septième art qui a bercé la jeunesse du réalisateur n’est plus. Autoréflexif, le long-métrage n’hésite pas à montrer un souterrain rempli de squelettes de dinosaures : métaphore à peine voilée des plus grands bouleversements de sa carrière Après avoir signé un court métrage en 1985 intitulé Prehistoric Beast, il avait vu son implication sur Jurassic Park fortement diminuée après l’arrivée des informaticiens d’ILM et le choix de Steven, Spielberg d’opter pour l’image de synthèse afin de donner vie à ces animaux. Enfin, Touchstone refusa Dinosaure, son projet de film d’animation muet écrit par Walon Green et réalisé Paul Verhoeven (finalement produit par Disney en 2000). Les sauriens préhistoriques sont un marqueur pour le cinéaste, le symbole de la disparition programmée de la stop motion au sein des blockbusters. La période de développement fut d’ailleurs concomitante avec la disparition pure et simple du procédé au fil des années. Foncièrement nostalgique, Mad God mixe différentes techniques et formats pour accoucher d’un constat amer sur la situation du cinéma. Le héros, spectateur passif qui s’émerveille autant qu’il tremble face à ses découvertes, assiste ainsi à de grotesques personnages de géants déféquant dans la bouche de créatures, qui elle-même donne naissance à des êtres hébétés, neutres, sans contours, des pantins uniquement là pour travailler au sein d’un enfer industrialisé. Difficile de ne pas y déceler une projection du fonctionnement hollywoodien où la merde est remâchée, digérée et façonnée en des milliers de films similaires, sans personnalité, juste bons à remplir les multiplexes et offerts en pâture au sacro-saint box-office. Tout le contraire de cette œuvre grandiose, qui refuse toute narration pour miser sur la seule force évocatrice de ses images, digne héritier en cela de l’expérimental Fantasia, en même temps que regard mélancolique sur la filmographie d’un homme définitivement à part dans le paysage contemporain.

En salles le 26 avril. 

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A propos de Jean-François DICKELI

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