La Guerre d’Algérie se situe dans un angle mort du cinéma français ; elle se trouve finalement peu représentée, symptôme d’une frilosité à son endroit qui ne concerne pas le seul Septième Art. Les grands cinéastes politiques contemporains des « événements » s’y étaient alors attelé, de façon frontale (La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo [1966] ; Avoir vingt ans dans les Aurès de René Vautier [1972]…) ou de biais, l’insérant sur le territoire métropolitain comme une forme de polype infectant l’unité nationale (Le Petit soldat de Jean-Luc Godard [1963] ; Muriel, le temps d’un retour d’Alain Resnais [1963]…). Depuis lors, cette guerre d’indépendance semble avoir été oubliée par les cinéastes hexagonaux, ou alors pour tomber dans les brèches complaisantes de la représentation permettant à moindre frais d’arbitrer de façon manichéenne les responsabilités des uns et des autres dans un souci de discerner les bons et les méchants (exemplairement l’imbécile Qu’un sang impur… d’Abdel Raouf Dafri en 2019). La complexité humaine sous-jacente du conflit algérien rend la prise de position difficile sans toucher à l’injustice. Le problème du cinéma français à propos de cette tranche d’Histoire nationale se trouve certainement là : il ne cherche par à sonder cette dualité pourtant primordiale.
En cela, l’apport du cinéma de Philippe Faucon sur le sujet s’avère essentiel tant l’art de ce réalisateur semble tendu vers l’observation des mécanismes humains menant aux conflits ou, au contraire, aux réconciliations idéologiques et/ou communautaires. Né au Maroc, ayant vécu étant enfant en Algérie lors des dernières années du conflit, Faucon a fait de cette guerre un centre névralgique de sa filmographie, jusqu’à faire tache d’huile sur sa vision du contemporain (indépendamment de ce qu’on peut penser du film, La Désintégration [2011], racontant le désœuvrement de jeunes garçons parqués dans les banlieues du fait des origines de leurs parents et tombant dans le radicalisme religieux et le terrorisme, filme l’héritage difficile d’une guerre d’indépendance traumatisante). Il avait frontalement abordé le sujet en 2005 avec La Trahison (son meilleur film), dont Les Harkis semble être une belle excroissance.
Comme son titre l’indique sans ambages, ce nouveau film se concentre particulièrement sur ces Algériens entrés par conviction, opportunisme ou obligation dans l’armée française dans les années 60 afin que ce territoire d’Afrique du Nord reste sous le giron du colon européen. Les Harkis raconte plus particulièrement la trajectoire de trois d’entre eux, Salah (Mohamed Mouffok), Kaddour (Amine Zorgane) et Krimou (El Mehdi El Hakimy) ; les deux premiers sont des Algériens sans-le-sou voyant dans l’enrôlement un moyen de faire vivre leur famille, le troisième est un fellagha qui, après son arrestation et diverses tortures, a dénoncé les siens et ne peut donc plus les retrouver sans se mettre en péril. Le film dresse aussi le portrait de leur chef de brigade, le Lieutenant Pascal (Théo Cholbi), qui se soulèvera contre sa hiérarchie lorsque l’armée française cherchera à abandonner les harkis sur le territoire algérien à l’heure de la défaite, au risque de les laisser aux mains des vainqueurs et de le condamner à mort. Et Philippe Faucon, avec une simplicité formelle remarquable par sa volonté anti-spectaculaire, de montrer sans ciller la mécanique d’un système qui discrimine et sacrifie ses petits soldats des colonies, avant de les laisser sans surprise se débattre après la débâcle avec le peuple qu’ils ont combattu.
La force des Harkis se trouve dans sa manière de dénoncer le sort fait à ces militaires de fortune (ou d’infortune) sans pour autant essentialiser l’ensemble de l’armée française comme raciste et/ou barbare, ou la totalité des harkis comme des personnages faibles victimes de la vindicte (de ce point de vue, le dernier plan du film est absolument frappant). Faucon sème cependant ses petits cailloux discrètement polémiques : la scène de l’engagement des Algériens filmée avec une distance terrible, où les nouveaux combattants sont traités avec une froideur suspecte par les officiers qui les prennent en charge (l’acteur Pierre Lottin interprétant le Lieutenant Krawitz s’avère formidable dans cette séquence, évoquant la dureté de Bruno Cremer dans La 317ème Section de Pierre Schoendoerffer [1965]) ; l’entraînement ô combien minimaliste faisant des harkis des soldats fantoches peu capables de se servir d’une arme ; les supplétifs algériens envoyés en première ligne comme boucliers protégeant les soldats français lors des moments de combat ou d’assaut ; les expéditions loin des postes de commandement pour éviter de faire savoir aux harkis que la France recule face aux indépendantistes ; le désarmement des soldats algériens lors du cessez-le-feu ; en enfin l’abandon.
Touche par touche, d’une façon presque impressionniste, Philippe Faucon fait de ses personnages-titre les acteurs d’une tragédie dont le sacrifice, inéluctable, est programmé dès leur engagement. Le cinéaste dresse alors le portrait d’un pays diffracté, dont l’état de guerre pousse la population à faire des choix qui ne peuvent engendrer qu’une violence fratricide (la tête décapitée de la première séquence ; la chasse à l’homme à l’œuvre dans le quartier de Salah dans le dernier mouvement du long métrage…). Les Harkis est un vrai film politique en ce sens où, par sa simplicité et le caractère implacable de son écriture dramatique, il fait de l’Etat français le responsable de cette violence par la différence racialisme de traitement opérée entre soldats français et algériens, ainsi que par l’ingratitude dont il a fait preuve en refusant farouchement d’aider une multitude d’hommes qui se sont mis en danger pour lui en combattant leur propre communauté, dont ils se sont exclus et qui a mis leur tête à prix. Film minéral, raide et sans autre volonté que de s’intéresser au parcours de ses personnages, Les Harkis délivre frontalement, avec courage et sans euphémisme, un point de vue dénonciateur sur le conflit algérien, témoignant à la fois de la culpabilité politique et systémique lors d’une période de déchéance et de la complexité tragique d’hommes considérés comme des martyrs et des traîtres, à la fois victimes et bourreaux des leurs.
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