en salles depuis le 4 décembre 2013
Le nouveau film de Philippe Garrel après "Un été brulant" (2010), renoue avec un somptueux noir et blanc argentique d’une modernité intemporelle (l’image est signée Willy Kurant). C’est un retour à un matériel autobiographique puisque l’histoire familiale y est transposée dans un chassé-croisé générationnel. Louis, le fils du cinéaste, y incarne son grand-père Maurice Garrel, décédé en 2011, tandis que Philippe y devient Charlotte, la fille de Louis dans le film.
Le film commence avec le départ de Louis (Louis Garrel en double fictif de Maurice), quand celui-ci abandonne sa femme Clothilde pour vivre avec Claudia (Anna Mougladis), une actrice qu’il a rencontrée. Le couple de comédiens, sans grands moyens, part vivre dans un petit appartement sous les combles. A chaque fois qu’ils le peuvent, Louis et Claudia se promènent avec Charlotte, la petite fille que Louis a eue avec son ancienne compagne, mais l’équilibre du couple reste précaire. À la différence de Louis, Claudia ne trouve pas de rôle et elle ne se satisfait pas non plus de l’inconfort dans lequel ils vivent.
A travers cette chronique doucement ordinaire, Garrel rend compte des imperceptibles transitions de cette relation, bientôt minée par les circonstances. Le film, au dépouillement presque schématique, est certainement l’un des plus beaux réalisé par le cinéaste ces dernières années, mais il ne se livre pas aisément. La modestie apparente de son propos et la délicatesse de son trait, le rendent presque insaisissable, au risque de le faire passer pour inconsistant…
Aborder un nouveau film de Philippe Garrel, surtout quand on connaît un peu son œuvre, est une entreprise périlleuse toujours assortie de quelques hantises préliminaires. On craint d’être confronté à un ressassement un peu prévisible des amours impossibles et du délitement ordinaire, et pourtant, l’attrait opère toujours. Si l’on se rend invariablement au cinéma pour découvrir chaque film de l’auteur, c’est que, consciemment ou non, on y sent toujours l’invention d’une manière formelle, et une façon de prendre encore des risques cinématographiques. Ces dernières années, on a pu apprécier le très beau "La Frontière de l’aube", film qui ravivait avec un charme apparemment naïf les spectres du cinéma muet en les muant en un grand amour malade. On a également aimé la tournure un peu plus désinvolte, voire burlesque, qu’a pris cette Œuvre depuis que le fils du cinéaste, Louis Garrel, y joue. En ce sens, la cinématographie de Garrel depuis cette dernière décennie, est à la fois identique et très différente, toujours aussi grave, mais paradoxalement plus légère. Garrel, outre le fait qu’il cultive comme dans le dernier film, une épure toujours plus poussée, joue également d’une forme plus concise, avec des durées de films de plus en plus courtes… Durant toute la projection de "La Jalousie", on luttera d’abord contre cette image de familiarité un peu parodique pour s’avouer que finalement, malgré le prosaïsme des répliques et la superficialité des personnages, Garrel parvient à un grand accomplissement formel. Cela est d’autant plus frappant, que le réalisateur délivre son film avec une fluide et banale transparence.
La plus grande surprise à la vue de ce nouveau film, outre le choix en apparence incongru de confier l’illustration musicale à un chanteur populaire, Jean-Louis Aubert, réside dans son titre. "Jalousie", certes, mais où? Même quand Claudia crache au visage de Louis son infidélité décomplexée, lui n’en ressent qu’une sourde douleur. Jamais la jalousie ne s’insinuera en lui mais plutôt la tragédie d’un abandon ou d’un reniement qui le terrasse intérieurement. En personnage romantique d’une candeur inaltérée, Louis est davantage affligé par le fait que Claudia lui ait confisqué la possibilité de l’aimer. Louis est donc confronté à sa propre béance. Son existence devient absurde sans la croyance en l’autre pour l’animer. Le drame a donc lieu mais sans cérémonie ni douleur appuyée. Il est presque éludé d’un geste pudique. Une grande partie de la force de "La Jalousie" tient paradoxalement à cet évitement généralisé. Pathos, drame, infidélité, à l’exclusion de quelques scènes appuyées (Louis qui pleure muettement son père dans la loge du théâtre, sa femme tente de le retenir au début du film, un moment de déprime angoissée de Claudia) sont subtilement tamisés et mis entre les parenthèses de la chronique. Très elliptique, le film semble se résumer en amorces ou en fins de scènes, sans jamais consacrer les entre deux plus sensationnels. De l’univers du spectacle dans lequel opère Louis, on ne nous montrera rien que les à-côtés les plus ordinaires, tout en bas de la scène. La forme du film joue donc de cette déception permanente, un découragement des attentes qui déplace le regard sur ce qui semble le plus anodin, des mimes de quotidienneté, gestes ou échanges, qui semblent improvisés. Ainsi la jalousie devient un motif qui se déplace sans se fixer, de la femme à l’amante, du père à la fille, de la vie de bohème au confort matériel, de l’accomplissement artistique de l’un au surplace contrarié de l’autre. Le film impressionne donc par sa grande retenue, son apparente fragilité et la discrétion de sa mise en scène. En apparence, il n’y a rien ou pas grand-chose. Tout glisse dans l’élégance d’un feuilleton fragmenté dont on tourne les pages noires et blanches (soulignons ici, le montage remarquable de Yann Dedet). Mais dans cette présence-absence, tout y est, sourdement.
Le deux décembre dernier, Philippe Garrel présentait son film au Centre Beaubourg avec l’actrice Anna Mougladis. Quand il a été questionné sur le film par le critique Jean-Marc Lalanne, Garrel a botté en touche. Il a préféré éviter d’en parler peut-être parce que ce film évident, disait tout de lui-même, y compris ce qu’il n’a pas à énoncer, dans l’éloquence de ses silences. Garrel a donc parlé de la reprise en salles de "Une Femme Douce", le film de Bresson, sûrement pour s’excuser, comparativement parlant, de l’attention parfois immodérée qu’on lui porte. Pourtant en parlant de cet autre film, involontairement ou non, il disait beaucoup sur la mise en scène et le montage de son propre film, peuplé de pertes, de non-dits et de passage d’instants. Finalement, que "La Jalousie" soit un retour à l’évocation autobiographique et un hommage à Maurice Garrel, importe peu au-delà de la résonance privée que cela a pour le cinéaste. Chaque spectateur pourra apprécier sans sous texte la fibre émotionnelle discrète qui traverse le film et ce grâce à la mise en scène. La tristesse de la perte n’y est pas appuyée même si elle est mise en abime au sein de la fiction par l’évocation d’un grand-père lui-même précocement disparu (le père de Louis/Maurice et donc, le grand-père de Philippe et arrière-grand père de Louis Garrel). Mais au final, c’est la vie qui semble l’emporter dans une célébration enlevée qui passe sur les peines. C’est donc un film à la portée plus universelle que privée, sur les pères, les couples, les enfants, mais tout y est dissous dans une éphéméride suspendue avec une élégance un peu somnambule. Il y a bien quelques tirades déclamatoires, un maniérisme de l’ordinaire et une esthétisation de la bohème, qui réveilleront quelques réserves (habituelles ou nouvelles) à l’encontre du cinéaste. Néanmoins, dans son ensemble, avec ses fragilités comprises, "La Jalousie" produit le sentiment d’une œuvre réussie, optimiste et légère, bien loin des affres psychologiques suggérées par son titre trompeur.
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