De ce noir et blanc, comme on en faisait au début des années soixante, naît une ambiance sombre, des vues urbaines sans pittoresque, des appartements pauvres et mal soignés, des cafés sans âme… L’image un peu veloutée, intemporelle nous immerge dans l’espace et le vide de ce Paris réinventé: dans les rues, peu de voitures, pas de trépidations, pas de bruits de fond.
Pierre et Manon s’aiment, ils vivent et travaillent ensemble : il est documentariste et elle est (sa) monteuse, Et puis Pierre rencontre une autre femme, Elisabeth, et une relation physique intense s’établit entre eux. Lui, comme le commente la voix off de Louis Garrel, ne voit aucun problème à ces deux amours simultanées: il est un homme, avec ses désirs simples. Mais il sera vite débordé, justement, par L‘Ombre des femmes, celles dont Garrel a dit ailleurs * « Les femmes sur la terre (..) empêchent de percer la lumière du soleil et cette ombre glisse et se déplace autour de vous (…) », elles dont la conception de la vie à deux est plus exigeante, plus intense, plus réfléchie.
La filmographie très souvent autobiographique de Philippe Garrel a toujours laissé une place privilégiée au thème du couple, et aux relations multiples et complexes qui gravitent autour. Ici, on pense donc énormément à La Jalousie, son film précédent, lui aussi en noir et blanc, et qui prenait également comme décor le milieu artistique (là, c’est le théâtre, mais dans les deux cas, les personnages sont des ‘intermittents qui vivotent de façon précaire), et a été tourné dans la même esthétique minimaliste. Même les acteurs (Clotilde Courau et Anna Mouglalis, Stanislas Merhar et Louis Garrel) s’y ressemblent : ils partagent la même dégaine à la fois négligée et élégante, la même pauvreté insouciante.
Mais au-delà du réalisateur, cette Ombre des femmes, conte moral très court (1h15), s’inscrit surtout dans la longue lignée de films qui s’interrogent sur la possessivité, l’engagement, l’exclusivité dans l’amour absolu, de Sérénade à trois d ‘Ernst Lubitsch au Jules et Jim de François Truffaut, en passant par Gabrielle de Patrice Chéreau, ou récemment, dans un registre plus léger, A trois, on y va de Jerome Bonnell.
Et l’on note ainsi une nette évolution du regard social, aujourd’hui sensiblement plus conventionnel qu’il y a cinquante ans. A l’époque, un peu avant ou après mai 1968, le cinéma s’interrogeait souvent sur la vie à deux ou plus, les notions relatives de sincérité, la fidélité et les partages sentimentaux et sexuels. Certes, longtemps auparavant, dans le monde intellectuel, d’illustres devanciers avaient mis leurs théories en pratique (le Groupe de Bloomsbury, par exemple), mais le film le plus emblématique de l’époque reste Pourquoi pas ? de Coline Serreau (1977), où tous les codes étaient bousculés.
Or, dans le cinéma actuel, si l’on conçoit tout à fait, et désormais de façon égalitaire, chez l’un ou l’autre des partenaires, une erreur de parcours, ou des amours successives, la monogamie est désormais la référence absolue, implicite, et ce polyamour dont la génération précédente avait pu rêver, y compris chez les mêmes réalisateurs et grâce à eux, cela n’a plus du tout droit de cité…
Un dernier mot sur la prestation de Clotilde Courau, qui irradie et transcende totalement le film. Ici, dans son meilleur rôle, elle n’est plus si jeune, elle n’est peut-être pas si belle, mais pourtant, par son intensité, par le désespoir qu’elle exhale si finement, puis le sourire merveilleux qui illumine soudain son visage, elle est la grâce même, et le visage absolu de l’amour.
* (cf : l’ interview de Philippe Garrel à propos de son film, paru dans Libération, le 26 mai 2015)
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