Recentrer l’invisible et le banal au centre de l’Histoire, faire ressurgir le passé enfoui et piétiné à nos regards ignares, nous qui nous baladons sans voir, qui maltraitons des plantes millénaires dans un aveuglement coupable. Dans ce documentaire, nous suivons béat les cours de botaniques en pleine nature de Mark Brown, s’émouvant de l’infiniment petit en le transformant par ses connaissances en infiniment grand. C’est une machine à remonter le temps que le végétal, des plantes de 300 à 400 millions d’années qui trônent dans l’indifférence, dans un fossé de bord de route, un champ de Normandie, un bord de Seine oublié. Voilà ce que nous révèle Mark Brown (botaniste et poète au projet fou, reconstituer une forêt primitive dans son jardin de Sainte-Marguerite-sur-Mer en Seine-Maritime), que la beauté est dans l’impénétrable, la grandeur souvent dans l’obscurité. Et qu’il nous faut enfin voir, réapprendre l’humilité, nous qui pensons tout savoir, mais qui ne comprenons pas grand-chose. Avec ses sept promenades, Mark Brown (sous la caméra de Pierre Creton) nous conjure de voir une réalité oubliée, avec tact, douceur et grandeur, avec poésie, lenteur et humanité, que nous ne sommes finalement pas grand-chose face à une Nature dominatrice et survivaliste. Cette Nature immuable, éternelle, en régénérescence permanente, elle qui se nourrit de la terre (par ses racines) et des astres (la Lune influençant le mouvement de la sève dans les arbres) était là, est là, et sera toujours là. Dans ce projet de quête de végétations préhistoriques, Mark Brown capture le temps, l’isole, et transforme l’inaudible (cette litanie de noms scientifiques latins incompréhensibles) en poésie du temps et de l’espace, l’imprononçable en beauté de l’étrange. On ne comprend pas toujours grand-chose, mais l’on s’accroche, on essaye de voir là où on ne voyait plus, écouter, s’abreuver des discours, des noms, des descriptions, tout un vocable qui se dessine comme une langue étrangère, un Monde enfoui, perdu, et pourtant, berceau de notre Terre, et de notre Histoire.
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La filiation avec son précédent long-métrage Un Prince est plus qu’évidente, elle est voulue : on y retrouve son acteur principal devenu ici directeur de la photographie (Antoine Pirotte), l’apparition d’un autre acteur (Pierre Barray), le nom Brown déjà utilisé par un personnage (Françoise Brown), et bien entendu, la thématique botanique. De ces amours transgénérationnels dans Un Prince, Creton n’en tirera dans son documentaire qu’un léger passage, le témoignage poignant de Mark Brown sur un amour de jeunesse perdu, lui assis dans un champ illuminé, se rappelant avec douleur d’une rupture violente. Il y a dans cette intimité, ce témoignage de dos (son visage n’étant pas filmé durant la confession) un mécanisme bien huilé d’incorporation, un désir formel de Creton de faire pénétrer le spectateur dans son documentaire. Autre exemple, durant toute la première partie, Creton filme les prises de vues et les positionnements de caméra, comme s’il nous questionnait à nous spectateur de la bonne décision d’un plan, ou d’une mise en scène. Jusqu’à nous partager le cliquetis final et émouvant d’une pellicule qui se termine. Il y a là un désir de théâtralité déjà perçu dans Un Prince, une disparition consciente de la frontière entre le cinéaste et l’Homme, une invitation participative, un désir de communauté, comme si Creton nous invectivait à participer, à rejoindre son petit groupe de chercheurs/amateurs avec cette extraordinaire impression d’en être, « de faire partie de ». Nous voilà donc partie prenante de cette escapade sauvage, de cette quête du temps oublié, un membre à part entière de cette bande de rêveurs. Et cette sensation est disons-le, merveilleuse.
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Mais lorsque la quête s’achève commence alors une nouvelle aventure, godardienne, celle de la constitution vocale et picturale de l’herbier des sept promenades. Les plantes découvertes défileront en plan fixe sur la voix apaisante de Mark Brown décrivant avec précision scientifique le nom, et l’origine de chacune d’elles. Il y a dans cette voix le résonnement d’un Godard, un sens de la vérité, « du vrai », un inconditionnel moment de certitude. Dans cette voix, une force acoustique pénétrante, un chapelet quasi religieux (et ce latin omniprésent) qui apaise et berce. Il n’y a alors plus qu’à écouter, contempler cette naïve douceur maternelle, cette Nature éternelle dont les Hommes aiment tant nommés, classifiés, identifiés. Avec cette étrange sensation finale que cette Terre sera probablement soulagée de notre extinction.
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Il y a la capture du temps, ces plantes invisibles que nous piétinons sans voir et savoir, eux les grands témoins d’un Monde perdu, puis la capture d’une voix, godardienne, celle de Mark Brown, récitant l’imprononçable dans une résonance acoustique qui pénètre. Dans ce récital de Beau, il n’y a pas besoin de comprendre, il suffit de voir, d’écouter, et de se laisser bercer par l’impénétrable.
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