Free to run raconte l’épopée du running des années 60 à nos jours, vue à travers les confrontations et rivalités de la course sur route et de la course sur piste. La plongée dans l’histoire du running montre comment cette pratique accompagna les évolutions sociales et contribua à l’émancipation des femmes.
Le documentaire de Pierre Morath s’ouvre sur des instants de grâce : le lyrisme où la course sur route emprunte ses airs à l’ode à la liberté. Loin des pistes régies par les règles austères et rigides des fédérations d’athlétisme, elle est un moyen d’expression du corps, parfois dans son plus simple appareil, au même titre que la musique ou les drogues qui marquèrent la génération Woodstock. La course sur route fut d’abord vécue comme une pratique philosophique et poétique, un parcours initiatique revendiqué par une poignée d’excentriques. Le montage des séquences est fluide, il restitue le mouvement souple de la foulée, alors même que les photographies auraient tendance à en figer la dynamique : split-screen, archives noir et blanc et couleurs, interviews de coureurs face caméra sont portés par la voix de Philippe Torreton, qui tisse le fil narratif dans le rythme organique de la parole. Osmose avec la nature, quête de son propre style et de son propre souffle, voilà ce qui lie la communauté de ces coureurs marginaux et étranges.
De marginale, la pratique se révèle socialement inclusive. Courir relève en fait de l’engagement politique, à une époque où les femmes sont cantonnées aux seules courses sur pistes, sur des distances courtes et très réglementées. Il s’agit de leur donner le droit de s’emparer de leur corps et de le dégager de l’emprise des préjugés de la médecine et de la société. Derrière Kathrine Switzer, les coureuses sur route sortent de l’illégalité. Première femme à courir officiellement le marathon de Boston sous une identité masculine, elle mena un âpre combat pour permettre à ses condisciples de disputer la compétition aux côtés des hommes. Entourée de son coach et soutenue par le visionnaire et poétique Noël Tamini, fondateur de la revue Spiridon, Kathrine fut une pionnière en matière d’émancipation féminine. A ses côtés, apparaissent des figures iconiques : l’historien et coureur Roger Robinson, Steve Prefontaine, dit « Pre », le chantre politique de l’égalité, les artistiques Frank Shorter et Bill Rodgers, et surtout Fred Lebow, le fondateur du marathon officiel de NYC, en 1976.
Tous ont pris part aux polémiques qui traversèrent l’histoire du running. Ils luttèrent comme ils purent, avec leurs jambes et leur volonté pour seuls moyens, contre le pouvoir écrasant des fédérations. Free to run est émaillé d’images fortes, parfois dramatiques. Ce sont celles de coureurs qui s’effondrent d’épuisement, donnant ainsi du grain à moudre aux chroniqueurs sportifs conservateurs. Ce sont aussi celles qui témoignent de rudes controverses politiques et sociales : en plein effort, Kathrine Switzer se fait bousculer par Jock Semple, l’organisateur du marathon de Boston, horrifié qu’une femme participât à sa course. Ce sont enfin les images de New-York dévastée par des crises économiques et sanitaires graves, telles que la crise des années 70 et celle de l’ouragan Sandy en 2012. Le marathon de NYC lia son sort aux problématiques sociales de la cité dès ses débuts. Il n’était d’abord qu’une course sauvage menée par une poignée de farfelus du dimanche, traversant les rues paupérisées du Bronx. Sous l’impulsion de Fred Lebow, il déménagea à Central Park dans les années 60, mais demeura confidentiel. Quand, en 1976, Fred Lebow décide de couvrir la distance des 26,3 miles à travers les cinq borroughs de New-York, la ville est alors secouée par une forte criminalité et minée par la crise économique. Son geste relève du défi. Exaltée par la force dégagée par les coureurs, NYC se relève. Le marathon se soutient alors des valeurs d’accomplissement et d’espoir, de lutte contre un destin accepté et subi. On voit ainsi comment le formidable Fred Lebow, dévasté par le cancer, réussit plus tard à courir son dernier marathon en guise d’hommage à cette ville et à la vie. Telle est la force du documentaire de Pierre Morath : il communique au spectateur le souffle vital des coureurs, mais aussi une certaine forme d’humilité. Quand, en 2012, il fallut annuler le marathon de NYC, sous peine d’une émeute urbaine, nombreux sont ceux qui reconnurent l’indécence d’injecter d’importants subsides dans la course alors que gisaient des cadavres encore frais sous les décombres des immeubles. Les images de coureurs qui ont maintenu leur participation à une course officiellement annulée ont quelque chose de choquant : elles montrent le renversement d’un geste militant en pratique individualiste.
Il est bien là le paradoxe du running. D’acte marginal, à valeur politique et sociale, il s’est transformé en produit de consommation sous la pression de la société de masse. Noël Tamini etait un mutin, quand il créa la course Marvejols-Mende, officieux contrepoint européen au très officiel Marathon de Boston. Il affronta les critiques et pressions des puissantes fédérations d’athlétisme qui entendaient conserver la mainmise sur ses licenciés. Comment survivre financièrement dans un tel contexte ? Free to run aborde sans pudeur les mécanismes de récupération publicitaire d’une discipline qui se mua en phénomène mondial. Nous voyons comment une pratique militante, luttant contre le conservatisme, dut accepter les financements des sponsors pour les besoins de sa cause et de sa survie. Les grandes marques, telles que Nike qui, au départ, permirent à un coureur comme Steve Prefontaine d’attirer d’immenses coureurs en dehors des circuits officiels et de défier les fédérations d’athlétisme, ont commencé elles aussi à générer des recettes colossales.
Free to run fait un pas de côté, et suit Noël Tamini dans sa sortie de route. L’impertinent fondateur de Spiridon, fidèle à son esprit frondeur et à ses engagements philosophiques et éthiques, s’écarte peu à peu des circuits formatés. Il illustre, dans sa capacité à courir encore seul et pour des causes qui lui sont chères, l’instrument de subversion et de liberté qu’est la course à pied. Porté par la narration subtile de Philippe Torreton, qui s’efface au profit de coureurs talentueux, Free to run est un hommage aux valeurs de ces pionniers subversifs qui sortirent des sentiers battus et légitimèrent la course sur route. Pour son plus grand bonheur, mais aussi pour son malheur. Aujourd’hui, la course à pied est vécue comme une mode, un style de vie qui promeut le bien-être et se pare d’atours vestimentaires et techniques high-tech. S’il n’y a plus de combat politique et social à mener, oubliez vos montres, nous dit Free to run, courez en regardant les arbres et le ciel, faites en sorte que cela reste un acte de liberté.
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