Les excès totalitaires de certains pays en certaines périodes traumatisent les nations qu’ils souillent parce qu’ils traumatisent avant tout les citoyens qui les constituent, attaquant leur volonté mémorielle selon leur réaction aux affronts, les personnes attaquées dans leur chair et leur âme voulant enfermer les événements dans les oubliettes du refoulement ou, au contraire, souhaitant en faire le carburant de leur rancoeur et de leur envie de vengeance devenues leur raison d’être. Socorro (Luisa Huertas, actrice-phare du cinéma mexicain, épatante de finesse d’interprétation et de maîtrise), personnage principal du premier film du réalisateur mexicain Pierre Saint Martin Castellanos No Nos Moveran, a choisi (si tant est que l’on puisse choisir vers quels rivages l’onde de choc de la tragédie intime nous mène) la seconde option : avocate redoutable oeuvrant pour les plus modestes, foncièrement anti-système, elle n’existe au fond d’elle que pour retrouver les soldats qui ont fait disparaître son frère lors des émeutes étudiantes de Tlatelolco en octobre 1968, réprimées dans un bain de sang par une armée mexicaine aux ordres du pouvoir à dix jours d’une olympiade mexicaine à fort enjeu pour le pays. Le seul indice que possède Socorro est une photographie passée par le temps montrant son jeune frère défiguré par les exactions des militaires et appuyé à demi-mort sur un soldat rigolard fier du résultat de sa violence. C’est ce type-là qu’elle veut retrouver, ce militaire abject ; elle tombe incidemment sur un document d’archives lui indiquant le possible nom de ce nervis en uniforme. Pour Socorro, « possibilité » devient certitude. Se déclenche alors en elle le mécanisme d’une némésis devenant de plus en plus obsessionnelle…
L’intérêt de No Nos Moveran réside dans sa façon de créer une incertitude constante quant à la clairvoyance de son personnage de parente n’ayant jamais réussi à faire son deuil : l’indélébile chagrin aliène-t-il cette femme par ailleurs d’une grande intelligence, ceci jusqu’à trahir la confiance de son fils Jorge (Pedro Hernández) et de sa belle-fille Esperanza (Rebeca Manríquez) qu’elle aime pourtant profondément pour envisager la déraison d’un meurtre qui ne serait qu’expiatoire si elle faisait erreur sur la personne ? Ou touche-t-elle au but de sa quête intime et au bout du tunnel de ses obsessions en retrouvant le bourreau de son frère et, incidemment, de sa vie ? Si le questionnement recèle ses ambiguïtés (quoi qu’il arrive, le film n’est pas sans adouber de façon un peu limite une Loi du Talion qui fait toujours idéologiquement un peu mal), il permet également de décrire avec une certaine forme d’acuité les atteintes du traumatisme non seulement sur la victime directe des exactions (la photo, donc) mais aussi sur un entourage disloqué à perpétuité et faisant de tout et de tout le monde l’instrument de résurgence de la mémoire. S’il n’a pas ses qualités immenses, No Nos Moveran n’est pas sans rappeler de ce point de vue le grand film de Roman Polanski, peut-être son meilleur, La Jeune fille et la Mort (1994), du fait de la part de vérité et de fantasme se mélangeant de manière homogène jusqu’à créer un vertige non sans rapport avec une certaine folie.
Le cousinage du film de Castellanos avec celui de Polanski est encore confirmé par le choix du réalisateur mexicain de ne sortir que très peu de l’appartement de Socorro (à l’exception notable du mouvement des vingt dernières minutes, équipée vengeresse la menant à celui qu’elle soupçonne d’être le tortionnaire de son frère). No Nos Moveran cherche cependant moins à créer une claustrophobie, un suspense ou une efficacité narrative misant sur la tension du lieu unique qu’à représenter la réclusion mentale dans laquelle se place Socorra depuis la tragédie qui hante sa famille depuis presque soixante années. Le film trouve ici sa véritable originalité, racontant une enquête immobile, les signes venant à Socorro ou l’avocate déléguant ses actions et les diverses strates de son plan de série noire à un voisin bonnard, repris de justice ayant la magouille dans le sang, Siddartha (José Alberto Patiño). Le choix du quasi-huis clos permet au cinéaste de caractériser de façon pertinente et euphémique (donc discrète) ce personnage d’avocate renfrognée et obstinée, à la fois efficace dans l’action et parfaitement aveugle au monde depuis sa tour d’ivoire.
De la discrétion, le film de Castellanos, imparfait, n’en fait pas toujours preuve, parfois un peu plombé par sa volonté d’appuyer des effets au sein d’une mise en scène manquant par ailleurs un peu de caractère : usage caricatural du noir et blanc pour connoter la persistance du passé dans le présent, ce qu’assume le réalisateur dans le dossier de presse ; métaphore lourdaude et sur-signifiante du chat et de la tourterelle, à deux doigts d’une morale de fable, animalisant l’affrontement entre la Paix (Socorro) et la Guerre (le soldat pourchassé), le Bien et le Mal, la Faiblesse et la Puissance, ceci encore renforcé par les scènes de malaise de la vieille avocate se réveillant toujours sous une pluie de plumes, image renvoyant à une petite séquence qui leur est ultérieure dans le film où le Bien (la tourterelle, donc) est assailli par le Mal. De même peut-on constater quelques creux dans l’écriture du film (la relation entre Socorro et sa sœur, qui vit avec elle, évolue de manière particulièrement incohérente).
Mais malgré ses quelques défauts qui portent en eux la maladresse des artistes inexpérimentés, No Nos Moveran contient en lui une profonde mélancolie très émouvante, faisant de son personnage principal une âme en peine symboliquement torturée en même temps que son frère, et dont les plaies ont été ouvertes par la mémoire traumatique pendant les soixante années qui ont suivi. « No Nos Moveran » est le chant de ralliement des étudiants qui furent massacrés sur la Place des Trois Cultures du quartier de Tlatelolco ; on peut traduire ce titre par « Nous ne flancherons pas ». Force est de constater que Socorro, et certainement de nombreux parents des jeunes tués ce jour-là, ou d’autres jours ailleurs partout dans le monde, menés par le bout du nez par leur tirstesse menant à une forme terrible de déraison voire d’aliénantion, ne suivent pas ce précepte. Même si l’on peut tenter de les combattre et de les faire payer d’une façon ou d’une autre, les tortionnaires gagnent dès qu’ils agissent, tuent ou mutilent. Là se trouve la dureté sombre et la force du discours que développe No Nos Moveran.
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