Librement mais fidèlement adapté de Martin Eden, de Jack London, Pietro Marcello livre dans son film éponyme une transposition cinématographique romanesque et flamboyante, servie par la performance et le physique colossal de Luca Marinelli – La solitude des nombres premiers – dans le rôle de Martin, jeune marin napolitain. De Jack London on connaît les récits de voyage qui ont contribué à sa popularité et à l’inscrire dans la lignée d’une littérature dite « populaire » mais popularité littéraire n’est pas littérature. La première ne permet pas d’accéder à la reconnaissance, qui ne peut-être, elle, que confidentielle, tandis que le succès public équivaut pour l’auteur à une véritable imposture.
C’est cette expérience littéraire, celle de la création, que Pietro Marcello réussit à vulgariser dans Martin Eden en lui insufflant un souffle et une énergie vitales et il parvient ainsi à filmer une épopée sociale, politique et littéraire qui traverse le XXème siècle, grâce à un dispositif cinématographique ingénieux, qui brasse images d’archives, chansons populaires et cinéma expérimental. Par sa démarche sincère et authentique, Martin Eden est un hommage volontairement désuet, à un auteur et à tous les auteurs, aux libres-penseurs et à tous ceux qui engagent leur voix par amour, pour l’amour, en passant de l’engagement au désenchantement.
Pietro Marcello s’est emparé de cette odyssée romanesque en évitant scrupuleusement la plupart des écueils inhérents à ce type d’entreprise. Il ne cherche pas à trahir le propos même du roman. Mieux, il en retrouve l’esprit frondeur à travers un dispositif judicieux, très rapidement débarrassé de son artificialité de surface. Les sautes de temps et autres anachronismes jouent en faveur d’un film qui embrase l’histoire politique, sociale et culturelle d’une Italie qui retrouve la beauté sauvage et le romantisme noir d’un certain cinéma des années 60/70 signé par les plus rebelles, de Marco Bellochio à Mauro Bolognini en passant par Pier Paolo Pasolini. Cette audace spatio-temporelle s’avère bien plus pertinente qu’une adaptation littérale et académique dans un style hollywoodien boursoufflé.
En créant un régime d’images hétéroclites, insérant des archives évoquant curieusement des univers cinématographiques, et en parsemant le film de chansons populaires dont Joe Dassin, Pietro Marcello saisit l’essence même du roman, trouve une sorte d’équilibre entre le fond et la forme. Le film ne pâtit pas de son matériau de base, il est vivant et vibrant. Construit comme un long flash-back, le chemin de croix, vers l’inéluctable vérité, de Martin Eden, passant du jeune chien fou épris de liberté et d’amour, rêvant d’être un grand d’écrivain à sa décadence morale et physique, est subtilement amené, voire même contourné. L’intelligence du cinéaste tient à son choix radical de ne pas filmer la lente descente aux enfers de son héros tragique, de son effondrement idéologique et psychique face à la posture dérisoire du costume d’écrivain. Au moment où il connait enfin le succès, Pietro Marcello laisse un vide, un hors champs temporel indéfini. Cet effet cut, cette coupure nette saisit le spectateur, méconnaissable, Martin Eden les yeux injectés de sang, n’est plus que l’ombre de lui-même, sorte de dandy décadent – Amadeus et Barry Lyndon – qui aurait perdu toute illusion et tout désir une fois revêtus les habits nobles et bourgeois de l’écrivain adulé, dont la parole n’a plus aucune espèce de valeur, autre que fiduciaire.
Si Luca Marinelli occupe la caméra et crève l’écran, Pietro Marcello l’a volontairement placé au milieu des autres, avec les autres face à son mentor et alter ego Brissenden (Carlo Cecchi). Maria, Elena, Margherita c’est tous les damnés de la terre, tous les oubliés dont il filme les visages sur les quais, derrière les fenêtres, dans leurs maisons. Des scènes d’enfants d’une grande beauté mélancolique scandent ainsi le film, rappelant que, eux aussi traversent le temps, persuadés que la culture, l’instruction est le seul moyen de s’affranchir de sa condition, de s’élever à une conscience du monde qui passe par un engagement politique, le socialisme.
En refusant de faire de Martin un leader ou une figure tutélaire, et en adoptant le ton libertaire de la balade, Martin Eden est un vibrant réquisitoire contre le narcissisme de la création littéraire – et cinématographique- un réel conte philosophique et politique tout autant qu’une aventure humaine, sombre, qui aurait néanmoins les intonations d’une chanson populaire, de celles qu’on fredonne machinalement en disant « Salut c’est encore moi ! »
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Castro Gérard
Quel bel article ! Merci