Il est des films dont le charme tient à leur simplicité, à la spontanéité de la démarche. Les images semblent s’imposer naturellement, nous invitant à les suivre. C’est un peu ce qui se produit avec Alda et Maria, les regards, les rires, les gestes et les voix de ses héroïnes provoquant une empathie instantanée qui ne s’évanouira jamais. On les aime, Alda et Maria, on les plaint, il nous vient l’envie de nous rebeller, de les aider, de pleurer avec elles, de les prendre dans nos bras. L’inspiration autobiographique d’Alda et Maria, y est sans doute pour beaucoup. Rappelons que la guerre civile qui suivit l’indépendance de l’Angola et qui opposa les communistes du MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola) et les rebelles de l’UNITA  (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola) fit un demi-million de victimes. Quotidiennement, les habitants craignaient d’être assassinés. 3,5 millions de la population s’enfuit, soit un tiers du pays. Pocas Pascoal évoque une page peu connue de l’Histoire angolaise, la destinée de ces adolescents qui tentèrent d’échapper au cauchemar, une aventure qu’elle vécut, avec sa propre sœur à qui le film est dédié. « Ma mère nous a glissé un peu d’argent dans la poche et nous a mises, ma sœur et moi, dans un avion pour Lisbonne. Lisbonne résonnait à nos oreilles comme une promesse de liberté. Nous avions seize et dix-sept ans et sommes arrivées dans la ville le cœur plein d’espoir ».

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Maria (Cheila Lima)

A travers ses sœurs de fiction, Pocas Pascoal retrouve spontanément l’émotion du souvenir, de ces heures difficiles pendant lesquelles deux jeunes femmes fuirent l’Angola des années 80 pour se réfugier à Lisbonne, ville lumière qui n’allait peut-être pas les accueillir comme elles l’avaient espéré. Le paradis n’est qu’un leurre. Alda et Maria attendent quotidiennement le coup de fil de leur mère, espérant qu’elle vienne les rejoindre. Qu’elles soient dans le besoin, sans travail, que la faim les tiraille jusqu’au vertige, la pudeur et la fierté de l’une intime à l’autre de se taire pour ne pas inquiéter celle qui en Angola voit chaque jour la situation empirer. La limpidité d’Alda et Maria repose donc intégralement sur la beauté de ces deux âmes déracinées, envoyées vers l’inconnu, cet Eden probable après l’enfer devenant à son tour le lieu de l’intolérance, de l’injustice et du racisme. Sans jamais chercher à démontrer, en l’espace de quelques moments fulgurants, Pocas Pascoal laisse filtrer cette intuition de la violence et du rejet. Il suffit d’un anonyme posté à une cabine téléphonique exhortant ces « négresses » à rentrer dans leur pays pour que passe ce sentiment intense d’intolérable. Le Lisbonne de carte postale sur lequel s’ouvre le film avec ses belles rues et ses descentes joyeuses d’escaliers, intervient comme un trait d’ironie avant de nous détromper, en nous entrainant vers les marges, les frontières, la Lisbonne industrielle avec ses cheminées d’usine, celui des exclus et des immigrés. Dans cette banlieue de Barrero ceux qui fuient leur pays sans avoir l’argent de payer un loyer intégraient les appartements inoccupés d’immeubles à l’abandon, des vivants intégrant une cité fantôme, au risque de ce faire traquer et agresser lorsque d’autres ont déjà repéré l’appartement et veulent s’en emparer. Le climat d’insécurité incite à rester aux aguets, et même l’aide de la plus chaleureuse, de la plus avenante des compatriotes peut découvrir un visage radicalement différent. A ce titre, la couturière angolaise minée par la mort de son fils, personnage totalement double, entre bonté et folie, aidant d’abord les sœurs avant de les mépriser et de les exploiter, semble tout droit sortie d’un roman de Dickens. A contrario, Alda et Maria fait aussi la part belle à la solidarité entre immigrés d’un même pays et aux rencontres, comme cette famille de voisins qui les aident et se préparent à fuir en France, ou ce jeune homme dont la cadette tombe amoureux.

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Malgré la dureté du destin, à aucun moment la cinéaste ne se complait au marasme de la noirceur et de la dépression, bien au contraire. Elle avoue elle-même vouloir « raconter un drame avec une certaine douceur ». Car même lorsque la souffrance plante son dard, même lorsque ces deux étoiles perdent courage, même lorsqu’elles pleurent, perce toujours cette étincelle, cette pulsion de vie, le désir de ne pas céder. La complicité, l’amour intense entre les deux sœurs transpire à chaque image  comme une alchimie portée par ses lumineuses interprètes Ciomona Morais (Alda) et Cheila Lima (Maria). La photo est à l’image de ses protagonistes : vive, faisant ressortir les couleurs les plus primaires, elle fuit la représentation ténébreuse ou crue de la réalité, oppose sa lumière chaude à l’obscurité qui menacerait de les engloutir. Rouges, ocres, vertes : les couleurs de la ville éclatent, couleur des volets, des rambardes aussi chaudes que celles des robes d’été de ses héroïnes. Les nuits orangées s’exaltent, comme si ces deux femmes métamorphosaient la réalité, incapables d’abandonner, intégralement soumises à ce désir de vie, de s’adapter quelque soit les coups du sort. Elles ont toujours l’air de faire front, de faire acte de résistance et s’arment à chaque épreuve. Jetées de plein fouet dans la violence de la réalité, dans une logique de survie qui leur refuse toute légèreté juvénile, elles parviennent malgré tout à s’autoriser la futilité des flirts et des premiers amours, avec l’insouciance comme nécessité. C’est tout du moins le cas pour Maria, qui racontera dans la crudité de mots enrobés, mais précis, la découverte de la sexualité à son ainée tout aussi rougissante qu’elle.

Pocas Pascoal ne fait pas dans le cinéma politique sans cependant en éluder le contexte. Elle aborde l’aventure d’Alda et Maria, aussi spontanément qu’elle a pu vivre cette réalité. Elle aborde tout en finesse l’idée de construction, d’identité culturelle et d’engagement, en particulier lorsqu’elle oppose à celle des deux sœurs le discours du petit ami angolais également, mais mieux intégré, se sentant « portugais » et que les deux sœurs se mettent à entonner un chant militant, un chant de combat. Une fois le pays laissé derrière soi, ou se situe dès lors son identité ? Dans une séquence comme celle-ci passe tout le drame du déracinement, la peur du reniement de ses origines, des siens, de ses aspirations, cette crainte de voir mourir son ancien être pour devenir un autre « moi », tiraillement entre le « d’où l’on vient » et le « où l’on va ». C’est de l’individualité et de la particularité de chaque engagement dont nous parle Pocas Pascoal. Ici se forgent les différences entre les deux sœurs, entre Maria la plus dégourdie décidée à retourner coûte que coûte au pays, quel qu’en soit le danger, et Alba la réservée, décidée à tenter sa chance en France, autre horizon, autre havre de paix, autre terre qu’elle espère plus accueillante. Il est question de parcours et de choix de vie, et en cela Alda et Maria est un beau récit d’apprentissage qui regarde ses personnages grandir et laisser l’enfance derrière eux.

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Alda (Ciomona Morais)

Pocas Pascoal évoque des événements ignorés de la plupart, une histoire restée confidentielle qui demeure – comme un secret – la blessure ouverte de ceux qui l’ont vécu, reclus, clandestins. Elle offre deux prénoms à ces anonymes. En choisissant l’angle intime et individuel, la cinéaste s’échappe de l’illustration historique et des archétypes de la reconstitution ; elle parvient à rendre hommage à tous les réfugiés et expatriés, sans jamais sombrer dans le piège du sentimentalisme ou du pathos. Echappant même à la tentation du romanesque, ces sœurs, à qui Pocas Pascoal redonne vie, acquièrent pourtant le lyrisme de la mémoire qui les métamorphose. Leur énergie nous parcourt et nous imprègne alors, comme celle de deux magnifiques héroïnes d’une histoire déchirante et pleine d’espoir.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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