« I’m no one ».
Bipul, personnage central du film, est danseur dans la vraie vie. Et équilibriste dans Problemski Hôtel, demandeur d’asile flottant hors du temps, de l’espace et de l’identité après avoir perdu la mémoire. « I am no one ». C’est donc ça, être quelqu’un : savoir d’où l’on vient, comment on s’appelle, pouvoir être situé sur une carte de géographie et d’identité. Bipul n’est pas situable. Pourquoi en devient-il immédiatement poétique, pourquoi dès lors tout le film tourne-t-il autour de lui, voilà qui revient à poser l’une des nombreuses questions soulevées par l’étonnante fiction de Manu Riche, Grand Prix au Festival de La Roche-sur-Yon et Grand Prix du Jury au Festival de Mâcon.
Au départ, une histoire de reportage, celui du journaliste et écrivain flamand Dimitri Verhulst qui s’était plongé dans l’expérience d’un centre d’accueil pour réfugiés et en avait ensuite tiré un article pour De Morgen en 1999, puis un roman en 2003, Hôtel Problemski*. Le même auteur avait écrit La Merditude des Choses, porté à l’écran avec le succès que l’on sait. Au départ donc, une histoire de réel lourd passant ensuite par la fiction pour nous parvenir. Formé quant à lui à l’école du théâtre, Manu Riche s’est orienté vers la réalisation documentaire à la fin des années 1980 et a choisi également la liberté et la mise à distance de la fiction pour ce dernier film. Car Problemski Hôtel, délibérément, définitivement, n’a pas les pieds sur terre et encore moins dans la boue d’un camp de réfugiés pour nous faire toucher du doigt, tout en légèreté, la kyrielle de drames humains charriés par l’exil que sont le viol, les mineurs non protégés, le mariage forcé, l’accouchement clandestin, l’enfanticide, le suicide.
C’est au dixième étage d’une improbable tour de la BNP destinée à la démolition, entre ciel, béton, fer et verre que Manu Riche « installe » comme une œuvre d’art son dispositif scénique choral, aussi métaphorique qu’onirique. A l’image d’une chorégraphie de Pina Bausch se croisent des demandeurs d’asile de tous horizons que seul Bipul le polyglotte peut relier, un sapin trop grand qu’il s’agit de monter sur le toit on ne sait plus pourquoi, une marathonienne étrangement graphique et obsessionnelle, et autres activités forcément burlesques. Le tout se noie dans la mélancolie de violons en bande son traduisant parfaitement le jeu de trajectoires dérisoires et brisées que peut constituer une existence. Tout comme Bipul l’amnésique qui ne peut être renvoyé dans un pays puisqu’il l’a oublié, chaque situation est renvoyée à l’absurde. Dans cet univers bancaire désaffecté et ultra-contemporain, on comprend vite que la situation des migrants est appréhendée sous un angle symbolique, abstrait, épuré, et qu’elle représente à son tour la condition universelle de chacun face à un destin qui est la mort. Se comprend mieux alors l’ouverture du film avec ce camion transportant un sapin sur une route déserte au son de violons étrangement funèbres. Ainsi Problemski Hôtel parvient-il, avec une indéniable virtuosité, à mettre en balance le tragique et l’absurde, le désespoir et la légèreté, Kafka et Tati, tout en livrant une peinture de notre société assujettie à un système bancaire et financier la menant à sa fin, incapable d’offrir l’asile c’est-à-dire un lieu à ceux qui fuient celui où ils sont nés et qui les définissait autant qu’il les détruisait.
Sur ce radeau de la Méduse, dans cette tour de Babel où Sisyphe se voit voué à porter inlassablement son sapin d’étage en étage, Bipul campe une sorte de Jésus prophétique, de Diogène autant poète que philosophe, soucieux de sa liberté au point d’éviter de s’attacher. Admirablement interprété par Tarek Halaby, il est l’âme de ce non-lieu, le principe vivant de l’errance auquel pourtant chacun se raccroche parce qu’il maîtrise plusieurs langues, c’est-à-dire le Verbe. Traducteur, médiateur, conciliateur, c’est lui qui rend possible la communication et un semblant de fonctionnement dans ce creuset de la condition humaine pourtant voué à ne jamais trouver ni voie ni solution.
Tourné essentiellement en plans-séquences sous une lumière étale, monté au cordeau, Problemski Hôtel repose tout entier sur un casting phénoménal. Majoritairement non-professionnels, les acteurs présentent des parcours de vie similaires à ceux de leurs personnages, ce qui transparaît dans leur jeu qui en devient troublant de justesse au sein de cet univers improbable et incertain.
Vrai bonheur de cinéma qui n’oublie pas qu’il n’est que du cinéma, Problemski Hôtel en questionne également les limites. En calfeutrant et en berçant le spectateur dans un irréel esthétique et moderne, en mettant à distance l’effroyable réalité des migrants, ne cautionne-t-il pas l’impuissance de la majorité d’entre nous à se coltiner ce réel ? Ne le rend-il pas doux et acceptable ? Ou bien, au contraire, la douceur est-elle absolument nécessaire à la prise de conscience de cette « tragédie absurde« telle que la nomme Manu Riche, dont le but fut surtout de sortir des stéréotypes sur les réfugiés ? Le résultat est là, toujours pour citer le réalisateur, « un conte de Noël, la déclinaison de la très vieille histoire du Christ, revue par Dimitri Verhulst et Manu Riche !« **
*Hôtel Problemski, traduit par Danielle Losman, Paris, Christian Bourgois Éditeur, coll. Littérature étrangère, 2005, 157 p.
**Citations extraites du dossier de presse du film.
En salles, le 29 novembre.
Réalisation : Manu Riche
Scénario : Steve Hawes, Manu Riche, d’après le roman de Dimitri Verhulst
Musique : Harry de Wit, Guy Cabay
Producteur : Emmy Oost
Pays d’origine : Belgique
Langue : Anglais, russe, arabe
Distribution : Lydia Indjova : Martina / Gökhan Girginol : Mahsun / Tarek Halaby : Bipul / Evgenia Brendes : Lidia / Pieter Verelst : Wim
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