L’expression « ville fantôme » s’applique généralement à une cité ruinée par une crise industrielle ou financière. Les images des corons déserts, des habitations de Manchester murées ou de la gare désaffectée de Détroit laissent imaginer l’ampleur des dégâts économiques et humains. Ville nouvelle aux rues vides située à 70 kilomètres de Madrid, Valdeluz se démarque par son absence de passé immédiat. Ceux qui y vivent ou qui y demeurent encore viennent d’ailleurs, du village voisin, d’une autre ville d’Espagne, d’un autre pays.
Sociologue, chargé de recherches au CNRS mais également romancier, Quentin Ravelli réalise son premier film. Son parcours et ses différentes casquettes nourrissent son approche de cinéaste et offrent à son travail une indéniable richesse documentaire et narrative. Revêtant plusieurs significations, la « brique » du titre permet de faire le lien entre différents niveaux de lecture en établissant une sorte de radiographie d’un territoire. Des chaînes de fabrication à la ville nouvelle en passant par la guerre civile ou la construction de phalanstères (utopie architecturale du XIXe siècle), Bricks élargit son champ d’étude en écartant l’approche trop émotionnelle d’un sujet qui pouvait s’y prêter.
Le film prend pour point de départ les victimes de la crise immobilière de la fin des années 2000. Poussés par un gouvernement entretenant le fantasme du « tous propriétaires », de nombreux Espagnols de la classe moyenne ont acquis des logements allant être construits, sur la base de prêts allègrement consentis. Les taux n’étant pas fixes et certains ménages s’étant endettés au-delà du raisonnable, la situation devient inextricable quand « la bulle » explose : on arrête de construire et les prix de l’immobilier dégringolent. Des propriétaires menacés d’expulsion et refusant de payer se réunissent bientôt et, sous le nom de La Plateforme, engagent des actions d’information et de solidarité afin que les banques et l’État prennent leurs parts de responsabilité et annulent les dettes.
Les débats et les actions du mouvement alternent avec le quotidien de Blanca, immigrée équatorienne endettée, et de Joachim, le maire de Valdeluz. D’autres protagonistes, ouvriers d’une usine de brique, responsables politiques, habitants, témoignent d’un quotidien hanté par la peur du lendemain. Privilégiant sa position de témoin (pas de voix-off au ton appuyé, pas d’interviews face caméra), Quentin Ravelli explore cette banlieue de Madrid afin d’en faire le portrait le plus riche et le plus contrasté possible.
Dans sa volonté de croiser les niveaux de lecture, le cinéaste se montre aussi rigoureux dans son approche formelle. S’il n’a pas la possibilité de diriger les séquences de groupe, il met davantage en scène les interventions de Blanca ou Joachim et s’applique à rendre son récit fluide et rythmé. Utilisant également la brique comme motif artistique, filmant le moulage, la cuisson puis la destruction de la forme argileuse et exploitant de manière graphique l’architecture contemporaine et plutôt réussie de la ville nouvelle, Quentin Ravelli donne à son film une ampleur supplémentaire. Cette volonté de sortir d’un quotidien étouffant habite également le maire quand il fait la publicité d’un centre de radioastronomie implanté sur la commune.
Bricks se termine sur deux notes opposées, une victoire et une défaite, qui témoignent de l’état de l’Espagne d’aujourd’hui et du monde occidental en général, avec en sous-texte le sentiment que si le mouvement le conduisant à sa perte semble difficile à inverser, celles et ceux qui s’y opposent n’ont pas dit leur dernier mot.
À noter que Quentin Ravelli accompagne la sortie de son film d’un texte intitulé Les Briques rouges de Castille aux Éditions Amsterdam.
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