Pour la première fois, L’Histoire du soldat (1984) petit chef-d’œuvre méconnu de R.O. Blechman, cinéaste d’animation et illustrateur d’albums pour enfants américain, sort en salles dans une version française à laquelle Gainsbourg, Henri Salvador et François Périer ont prêté leur voix. Interprétation lumineuse et onirique du mimodrame éponyme composé par Igor Stravinsky d’après l’œuvre de Ramuz, L’Histoire du soldat de R.O. Blechman compose une symphonie empreinte de mise en abyme, d’échos politiques, de rêverie colorée incarnée et engagée ; et emplie d’une émotion valsant entre poésie de l’image libre et mélancolie d’un regard désenchanté sur le monde moderne. Au crépuscule de la Grande Guerre, Vertov, un jeune soldat, rentre chez lui. Sur son chemin, il rencontre le diable (Gainsbourg, dans la VF), qui le soumet à l’échange de son violon contre toutes les richesses du monde, ainsi qu’un livre prédisant son avenir et lui promettant la plus prospère des existences. Mais la promesse, se révélant être un serment de l’oubli, condamne le soldat à errer dans le nouveau monde moderne à la recherche de son âme.
R.O. Blechman convoque une lecture de L’Histoire du soldat, vieux conte russe d’inspiration faustienne, par un art des miscellanées où les images, la musique et les voix s’entremêlent comme dans une mosaïque sensorielle et mémorielle. À la musique de Stravinsky, ouvrant le film, des photographies d’archives s’imbriquent dans un staccato brut et grave, filant la mise en abyme de l’évolution technique de l’image et de l’impression mémorielle des contes traditionnels : les photos se métamorphosent en films d’archive —dont un extrait de L’Homme à la caméra, premier clin d’œil au cinéaste Dziga Vertov, que vient renchérir le protagoniste de L’Histoire du soldat, dont le nom est Vertov— ; et le petit soldat à la silhouette crayonnée se transforme et s’abstractise, parfois au gré de ses émotions, en collages multicolores de formes géométriques, comme un montage d’animation psychédélique composé de tableaux de Malevitch et de Kandisky. Le cinéaste fait de l’horizon, de la perspective et du relief des espaces infinis, modulables, sans début ni fin ; des champs poétiques sculptés de silence et d’assourdissement, de disparition et d’omniprésence. L’Histoire du soldat invite à une rêverie graphique, à un ballet orchestral, où les visages existent aussi bien par des contours définis au crayon que par des planètes scintillantes voguant vers le néant ; et où les corps vivent aussi bien par des chorégraphies théâtrales, que par des formes abstraites et démembrées, vacillant dans des compositions expressionnistes ou tourbillonnant dans l’eau —une eau à la fois reflet et abîme. Le montage de R.O. Blechman, constamment mouvant, onirique et sensuel, propre au rêve et à l’association d’images mentales, évoque une animation automatique et subconsciente, où l’imaginaire se voit aspiré dans un cadre-tourbillon : hors gravité, hors temps et hors champ. Cette dissolution de l’espace-temps et de la figuration illustre l’annonce solennelle de la voix off à l’ouverture de L’Histoire du soldat : après la guerre, au début des années folles, « Il n’y avait plus qu’un vide, prêt à être comblé par de nouvelles formes artistiques ».
Par la peinture polyphonique du conte de L’Histoire du soldat repris par Stravinsky et Ramuz, R.O. Blechman puise dans la mémoire culturelle et identitaire du motif du pacte avec le diable pour y insuffler un propos philosophique et politique, offrant la satire du monde capitaliste, obnubilé par le paraître et le spectacle, et portant les prouesses technologiques au détriment de l’âme et de l’artiste. La scène du pacte, particulièrement évocatrice, présente le diable comme un mécène, argumentant pour l’échange du violon de Vertov contre la plus grande opulence par : « Ce n’est pas un Stradivarius ! ». La perte du violon, symbole de la perte de l’âme du soldat, plonge le protagoniste dans l’oubli : de retour dans son village natal, les passants s’enfuient, les chiens aboient, les habitants ferment leurs fenêtres. Vertov, devenu fantôme, se retrouve alors dépossédé de son identité, dans un monde abscons, assourdissant, aliénant et menaçant : un espace-temps où, finalement, l’individu n’est plus, et tous sont devenus silhouettes sans nom ni visage, dont les âmes ne sont plus que des murmures engloutis dans la clameur moderne.
L’Histoire du soldat compose alors une fresque mélancolique et tragique sur l’aliénation par le capitalisme, où l’art même devient usine, où le vide se comble impérieusement de sollicitations sonores et visuelles : jusque dans le moment de repos, où le jeune soldat ferme les yeux dans le calme si rare d’une piscine à l’eau limpide, le téléphone sonne à son oreille, et puis le cadre s’agrandit, découvrant d’autres téléphones stridents, encore et encore, rappelant à la cacophonie dont nul ne peut s’échapper. Quelques images plus tard, le soldat se fait masser, et inciter à « apprendre à se détendre », dans un clin d’œil amer à l’hypocrisie de ce nouveau monde sans silence. Par l’art de la mise en abyme, le cinéaste d’animation traite du motif narratif de la princesse malade, dont le guérisseur sera élevé au rang triomphal, par le biais hybride d’une mise en scène par une émission de télé, aux journalistes obsédés par le récit spectaculaire, l’hyperbole et la rhétorique obscène de l’exposition ; et un style propre au cinéma muet avec des intertitres au grain antique et des corps s’exprimant par le mime.
Avec L’Histoire du soldat, R.O. Blechman métaphorise, par le retour du jeune soldat après la guerre, le retour impossible à soi —dans une société où chaque individu est « capturé pour l’éternité ».
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