Radu Jude – « Bad Luck Banging or Loony Porn »

« Plus une opinion est idiote, plus elle est importante – les chaussures étroites font plus mal que les bonnes » L’aphorisme et l’image qui l’illustre rendent assez bien l’idée générale et le ton (les deux vont de pair) du nouveau film du Roumain Radu Jude, un travail franchement génial qui arrive à point en cette fin décembre dans les salles françaises pour boucler en beauté une nouvelle année absurde d’hystérie, de confusion et de bêtise ubiquitaire en préférant poser sur cette désolante déliquescence généralisée un regard goguenard vivifiant. Bad Luck Banging or Loony Porn n’en est pas moins intensément corrosif, mais si vraiment on a atteint le point de non-retour, désespéré pour désespéré, autant ricaner un peu devant ce vaste cirque – sur un air de Boby Lapointe, tsouin tsouin.

Surtout quand on pense que le film, salué à très juste titre en février par l’Ours d’or de Berlin 2021 (édition virtuelle), semblait alors répondre à l’année 2020, ne serait-ce que parce que Bad Luck… a vraiment été tourné en plein Covid, entre les deux premiers confinements, avec masque sur la figure et gel hydroalcoolique pour tout le monde. L’astuce, c’est que le contexte pandémique n’est que le pompon : l’humanité a déjà des siècles de méchanceté et de ridicule derrière elle, mais alors qu’avant, son abjection s’exprimait principalement aux yeux du monde avec une grandiloquence meurtrière à laquelle seuls les tyrans et les armées avaient accès (la bassesse individuelle se limitant à l’enclos de la sphère domestique), maintenant qu’elle a inventé internet et les réseaux sociaux, balancer de la vilenie à qui mieux mieux, par petites giclées mesquines, est à la portée de tout un chacun.

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Car, avant d’en venir au fait, quitte à faire durer un peu les préliminaires, il faut tout de même préciser (et c’est aussi pour ça qu’on trouve que l’Ours berlinois était particulièrement mérité) que pour avoir une filmographie apparemment très composite (de la sympathique satire sur la facticité du libéralisme La Fille la plus heureuse du monde au documentaire de montage d’archives sur la persécution des juifs en Roumanie Dead Nation, suivi du film sur une reconstitution théâtrale du massacre d’Odessa de 1941 Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares – lire la critique – et tout récemment du titre mêlant archives et reconstitution Uppercase Print, sur la persécution par la Securitate d’un adolescent ayant écrit liberté à la craie sur un mur, en passant par le drame domestique exaspéré Papa vient dimanche – lire la critique –, et bien sûr le superbe road movie à cheval en noir et blanc Aferim!, qui évoquait l’esclavage des Roms au XIXe siècle), Radu Jude est extrêmement cohérent et éminemment reconnaissable dans sa manière de toiser bien frontalement la monstruosité humaine dans ses différentes manifestations, avant tout historiques, en Roumanie et ailleurs, tout en jouant, à différents degrés, d’un équilibre entre la gravité du sujet et le ton de la pantalonnade qui ne fait pas seulement partie de l’emballage signifiant mais, à part entière, du signifié. À ce titre, Bad Luck Banging…, qui réunit au passage passé et présent, Histoire et petite(s) histoire(s), fait presque figure de somme, comme si (lapalissade à part) tous ses films précédents – agrémentés d’une touche de distanciation sociale et de paranoïa – devaient l’amener à celui-ci.

Et de fait, sous ses petits airs de provocateur exubérant, le nouveau Jude est diaboliquement précis. Le regard atterré acéré de son auteur ne laisse rien passer, jusqu’à la jambe de mannequin en plastique couleur chair qui gît, délaissée, sur le trottoir craquelé où pousse, un peu plus loin, un petit rosier solitaire, jusqu’à l’allitération espièglement peu fine du titre, jusqu’au triangle sur fond rose de l’affiche, qui évoque et la lettre écarlate (renversée), et autre chose qui va sans dire.

Après une périphrase d’évitement aussi éhontée, le moment semble tout indiqué pour entrer dans le vif du sujet. Le film lui-même, avant de se déployer en trois grandes parties formellement bien distinctes, ouvre les hostilités par un prologue qui ne passe pas par quatre chemins (même après ré-examen dans le troisième acte, dans une scène tordante où la comédienne principale, Katia Pascariu, excelle même le visage à demi couvert par son ffp2 bleu ciel). Il s’agit d’une sextape où Emi, une enseignante d’âge moyen, se livre avec son mari à des ébats conjugaux enthousiastes. À l’heure où on la découvre, la vidéo, très amateur (on entend même mamie radoter de l’autre côté de la porte qui, à défaut de sentir mauvais, devrait tout de même ficher la paix à la jeune génération) mais très explicite, s’est retrouvée bien involontairement sur un site internet spécialisé, donc partout. Elle a d’ailleurs déjà fait l’objet de plaintes de la part des parents d’élèves., de sorte qu’un conseil disciplinaire doit avoir lieu le soir même.

Après cette entrée en matière, la première partie (« Rue à sens unique ») suit Emi pendant la journée, tandis qu’elle déambule pour effectuer différentes courses et visites dans les rues bruyantes de Bucarest entre-deux-confinements – des rues délabrées, bordées de panneaux publicitaires criards et vulgaires, parcourues en tous sens par des gens partageant ces deux qualités qui, au comble de l’irritation, ne se croisent que pour s’invectiver avec une hargne féroce, nettement pandémique. Souvent, c’est quelqu’un qui rappelle quelqu’un d’autre à l’Ordre, avec une mesquinerie moralisatrice (par définition indifférente à la morale) de petit délateur ordinaire convaincu de son bon droit que le virus n’a fait que déchaîner, mais qui était manifestement toujours déjà là. Naturellement, l’autre l’envoie paître sans mâcher ses mots, quoi qu’on lui ait dit d’ailleurs, parfois même sans qu’on lui ait parlé. Ici, l’échange n’existe plus (sauf en grandes lettres sur les devantures des bureaux de change fermés ou, poussivement, dans les magasins au moment du passage en caisse). Au fil du parcours d’Emi, on incercepte ainsi une foule de saynètes, de bruits, de musiques, et la caméra ne perd pas une miette de la bassesse et l’ineptie ambiantes, tout en jouant de différents effets de décalage (entre le son et l’image, entre l’essence des différents objets co-présents dans le paysage urbain, entre les intentionnalités contradictoires des choses comme des gens…) qui favorisent la mise à distance ironique (et humoristique).

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Alors que les autres parties du film sont éminemment fondées sur un acte de mise en scène déclaré, chacun en adoptant une modalité différente, dans ce premier chapitre foisonnant malgré la relative modicité du dispositif, Jude se fait tantôt chineur jubilant, tantôt grand orchestrateur, et le fait qu’on ne sache jamais vraiment ce qui est « juste » puissamment observé ou entièrement mis en scène est on ne peut plus réjouissant, en plus d’être puissamment éloquent.

Le deuxième chapitre (« Petit dictionnaire d’anecdotes, de signes et de merveilles »), virtuose montage d’images pré-existantes de différents types et provenances, opère une triangulation narquoise (dont le principe fluctue habilement) entre ces images, différents grands mots (Histoire, intellectuel, aimer, inconscient, réchauffement climatique, révolution…) et des petites histoires ou pensées souvent aussi amusantes que consternantes. Dans le prolongement de l’apparent post-modernisme du premier chapitre, le choix d’éluder dans cette petite encyclopédie la formulation de « définitions » à proprement parler, c’est-à-dire englobantes, et bien arrêtées, pour ne fournir que des fragments juxtaposés, laisse en fait apparaître un propos de cinéaste démiurge très clair, mais dont la seule expression possible est bel et bien cette forme : celle du dessin qu’on ne peut discerner qu’en traçant un réseau complexe de lignes entre une multitude de points.

Et si on a bien suivi, tandis que Radu Jude nous balade, sans jamais cesser de faire varier l’angle de vue (et ce jusqu’au bout, c’est capital), on aura noté que l’éclatement achevé de la société qu’on observe côtoie la tentation pérenne d’une pensée unique simple, n’importe laquelle. Le phénomène, faussement paradoxal pour ne pas dire absolument inéluctable, ne varie pas (pas plus que le Calendario storico qui, d’année en d’année, repropose son édition Mussolini), parce qu’ainsi sont les gens – cf. la définition de « Folklore » par Caragiale – et c’est peut-être pour cela que sur un mur, un Ceaucescu jovial annonce qu’il revient dans cinq minutes. Emi, enseignante irréprochable (quoique suspicieusement portée à s’écarter du programme officiel pour exercer l’esprit des élèves) semble être la seule à s’étonner de l’élément radical et péremptoire des messages qu’on trouve jusque chez le fleuriste, attachés aux bouquets : le reste de ses concitoyens non seulement s’en accommodent, mais en font joyeusement leur lot, et ça commence dès le plus jeune âge – même deux enfants discutant de la réalité ou pas de personnages imaginaires (avec des noms tellement farfelus qu’ils avancent à peine masqués) tranchent en se rangeant à l’avis rapporté d’une tierce camarade (après tout, si Anca l’a dit…).

Du reste, en tous temps et en tous lieux (au Japon, par exemple, quand le besoin se fait sentir de sélectionner des kamikazes), la forme de vérité qu’articulent dans la doxa les sciences au sens strict n’est-elle pas systématiquement préférée à la matière non-délimitée et non-delimitable dans laquelle évoluent les sciences humaines ? De là à s’amarrer sans se poser de question (ou alors si, mais il faut qu’elle soit facile – exemple : « Eh Toto, y a-t-y ton pépé ? ») à n’importe quelle vision du monde la plus sommaire possible parmi la multitude désormais disponibles sur les internets, il n’y a qu’un pas déjà irrévocablement franchi, et comme le cas des enfants sus-mentionnés le montre, le fameux larvatus prodeo/j’avance masqué est devenu caduc : puisqu’il n’est même plus nécessaire pour l’opinion de s’efforcer de n’avoir pas l’air trop fantasque voire ridicule, il ne l’est pas, a fortiori, d’avancer déguisée en pensée véritable (ou plus joliment reformulé par une traductrice zélée). Le seul masque requis est à entendre au sens littéral ou presque (sauf s’il s’agit d’un loup léopard, qui reste un cas à part) : il est désormais bien visible, volontairement exposé même.

C’est ce que suggère la mascarade de justice et de consultation démocratique qui suit et sert de point culminant au film. La troisième partie de Bad Luck Banging… suit en effet du début à la fin le conseil de classe où les parents d’élèves – complaisamment racistes, sexistes, antisémites, tricheurs/corrompus – présentent, à eux tous, un bel éventail de déclinaisons de l’ignorance crasse et du recroquevillement idiosynchratique, et celles-ci sont fièrement exhibées devant la communauté sous leur forme la plus réduite, complètement débarrassée de tout support idéologique. La surface suffit, chacun équivaut à son masque : les participants au conseil sont autant de caricatures grimaçantes d’autant plus réalistes qu’elles sont exagérées. Ça paraît fou, comme le film lui-même (ou comme la tentative de redéfinition de la pédopornographie qui intervient pendant le conseil, par exemple), et pourtant sa forme de farce outrancière restitue avec une exactitude bluffante la débandade d’ampleur mondiale qui marque cette drôle d’époque, et le désemparement subséquent pour ceux qui, comme Emi, calmement éberluée pendant toute l’audience, se sont vite rendu compte que toute l’intelligence, l’intégrité et le bon sens du monde ne sauraient avoir raison de cette imbécilité nocive, hélas clairement atavique, possiblement virale.

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Surtout qu’il est impossible d’en déterminer les tenants comme les aboutissants, et c’est là le dernier tour de passe-passe de ce troisième et dernier acte de Bad Luck…, simulacre de procès autour de faits où, même en cherchant bien, on peine à trouver la moindre trace d’une faute : parmi les issues possibles est également proposé un retournement du châtiment, une réponse tellement déjantée qu’elle est la seule qui semble adéquate et qui – parce qu’elle répond si justement à une cacophonie si justement décrite à laquelle on sera beaucoup à se rapporter personnellement, douloureusement – donne de l’affreuse tragédie une expression cathartique jubilatoire.

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A propos de Bénédicte Prot

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