Moins connu et mis en avant que son compatriote iranien Asghar Farhadi, Rafi Pitts signe en six long-métrages une œuvre passionnante, synonyme d’engagement et de liberté, affranchie des contraintes imposées par un gouvernement autoritaire, celui d’Iran. En 2010, son cinquième film, The Hunter, une oeuvre politique qui est aussi un hommage au cinéma de genre états-unien des années 70, crée la surprise en France. Six ans après, il revient dans les salles obscures avec Soy Nero, qui l’installe définitivement parmi les grands cinéastes actuels.
Prolongement du petit garçon épris de liberté de Sanam, son deuxième long-métrage, Nero, jeune Mexicain qui a grandi à Los Angeles avec ses parents avant de se faire expulser vers le Mexique, n’a plus qu’une idée en tête : retourner aux États-Unis. Il pense d’abord rejoindre son frère, installé à Los Angeles, avant de s’engager dans l’armée pour devenir un « Green Card Soldier ». À travers l’histoire de son héros, Soy Nero met en lumière un fait méconnu du grand public, celui de l’existence de ces « Green Card Soldiers », ces soldats d’origines étrangères qui s’engagent dans l’armée afin d’obtenir rapidement la nationalité états-unienne. Pour beaucoup d’étrangers, il s’agit du seul moyen à leur disposition pour vite prétendre appartenir à la patrie de l’Oncle Sam.
Christopher Nolan et Quantin Tarantino ne restent pas les seuls réalisateurs à tourner encore en pellicule. Pour Soy Nero, Rafi Pitts a recours au format 35mm, conférant ainsi à son film ce grain qui rappelle l’époque faste du Nouvel Hollywood, de ses grandes oeuvres novatrices et engagées ainsi que de leurs auteurs frondeurs et ambitieux. De cette période, le film de Rafi Pitts en possède tous les atouts, de la texture de l’image aux différents niveaux de lecture du scénario sans oublier la sécheresse de ton.
Rafi Pitts opte, comme pour ses précédents films, pour une réalisation âpre, débarrassée de tout effet spectaculaire qui pourrait brouiller le message du film. Cette mise en scène, accentuée par l’utilisation du « cut » ainsi que par un rythme contemplatif qui joue sur la durée des plans, s’avère aussi aride que les décors qu’elle filme. La mise en scène de Rafi Pitts, comme pour ses précédents films, donne dans la sobriété sans pour autant se perdre dans une complaisante esthétique misérabiliste. Rafi Pitts privilégie les belles compositions de cadre et chaque plan ressemble à un tableau, exprime plus qu’il n’illustre les propos abordés par Rafi Pitts. Cette description réaliste d’un voyage vers un paradis perdu se craquelle parfois, laissant place à des images comme venues d’un autre film. Nero qui passe clandestinement la frontière sous un ciel illuminé par des feux d’artifice, Rosa Isela Frausto qui marche autour de la piscine d’une villa de Beverly Hills avant d’y piquer une tête, le personnage incarné par Michael Harney qui expose une théorie complotiste sous un champ d’éoliennes rectilignes sont autant de moments qui basculent vers l’onirisme et le surréalisme où le temps semble être soudainement suspendu.
Alors, avec son aspect rugueux et son sujet caution à controverses, Soy Nero n’oublie pas d’être un film humain, proche de ses protagonistes, loin de tout manichéisme et jugement moral. Rafi Pitts et son scénariste décrivent une société gangrenée par la suspicion et le besoin de paraître, un monde dans lequel les individus sont prêts à prendre tous les risques dans l’espoir de trouver dans un ailleurs fantasmé une vie meilleure. Film sur l’immigration et ses mirages, l’exil et le déracinement, Soy Nero, au-delà de la quête identitaire de son personnage principal, dépeint un système qui écrase les individualités. Dans lequel il faut paraître quelqu’un d’autre pour survivre, au point de se retrouver perdu. Dans une scène d’enterrement, le réalisateur met en évidence le manque de reconnaissance dont sont victimes les “Green Card Soldiers », mais aussi à quel point les individus sont broyés par l’administration et en sont réduits à un symbole dérisoire. Ou comment le réalisateur de The Hunter remet en cause le patriotisme américain et sa matérialisation qui illustrent tant de films hollywoodiens, tout en évitant de sombrer dans l’anti-américanisme primaire.
Nero, véritable figure de l’étranger solitaire qui n’est pas le bienvenu dans l’endroit où il débarque, apparaît comme un héritier du western. Une idée qui se retrouve dans la façon dont Rafi Pitts filme de grands espaces qui traduisent la soif de liberté et d’évasion de son personnage. Seulement, le réalisateur retourne ses aspirations contre son personnage par le jeu des focales utilisées à contre-point des décors. Autant de choix de mise en scène qui décrivent les situations et expriment les états psychologiques dans lesquels Nero se sent. Ainsi, il est enfermé dans ses représentations sociales.
Œuvre aussi complexe que la géopolitique mondiale, Soy Nero se partage entre l’intimité de l’histoire de son personnage principal et son aspect universel. D’ailleurs, quelques idées optimistes émaillent un récit pourtant sombre. Comme cette partie de Volley Ball qui se joue malgré une immense barrière qui sépare les États-Unis du Mexique. Les frontières n’empêchent pas les individus de se rapprocher.
Ce refus des frontières et la co-production avec les États-Unis pourraient faire croire que le film entre dans cette standardisation galopante, tant des films indépendants que commerciaux. Non. Soy Nero fait partie de ces films qui prouvent que le cinéma peut encore être libre et offrir de beaux moments. Cinéaste aussi passionnant que passionné, Rafi Pitts est un auteur à suivre.
Soy Nero
(Allemagne/France/Mexique/États-Unis – 2016 – 117min)
Réalisation : Rafi Pitts
Scénario : Rafi Pitts et Razvan Radulescu
Direction de la photographie : Christos Karamanis
Montage : Danielle Anezin
Interprètes : Johnny Ortiz, Michael Harney, Rosa Isela Frausto…
En salles, le 21 septembre 2016.
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