Rapture de Dominic Sangma promet, dès son titre, une extase : celle d’une plongée dans la vie amniotique d’un village de la tribu Garo, au cœur de la jungle du Meghalaya, au nord-est de l’Inde. La polysémie du terme rapture renvoie donc à l’extase, qui est un transport hors de soi, souvent provoqué par la foi religieuse ou une admiration extrême, mais il renvoie aussi à l’idée d’enchantement, qui peut consister en un sentiment d’émerveillement ou en une action magique : un sort. Rapture décline tous ces sens, proposant en outre une réflexion sur le désenchantement, sur la chute du paradis et la fin de l’innocence. Ce portrait édénique du village chrétien, culturellement et linguistiquement isolé des tribus Jaintia et Khasi qui peuplent cette région, joue avec nos représentations ethnocentriques. Il prend d’abord l’allure d’un documentaire sur des tribus indigènes lors, par exemple, d’une scène de dégustation de cigales devant les cases en bambou dans la jungle dense, pour faire exploser ensuite ces représentations préfabriquées d’une vie collective simple dans le dispositif fictionnel. Ce faisant, il nous renvoie l’image des archaïsmes de nos propres sociétés, tout aussi engoncées dans le mythe que ce village Garo.
Les scènes de groupe font en effet apparaître les hiérarchies du clan, dans lequel quelque chose cloche, inquiète, lié à l’intimité des rapports humains qui les rend asphyxiants voire dangereux. Le réalisateur Dominic Sangma, lui-même né dans un village Garo explique : « Dans le village, tout le monde connaît tout le monde et il ne peut y avoir de secrets ; tout secret du village devient un secret commun ». D’ailleurs, peu d’individualités se détachent de la fresque, noyées dans la vie collective rythmée par le conseil du village et la messe. Rapture est d’abord un film qui explore le pouvoir d’autohypnose d’un groupe humain à l’écart du monde, centré sur des préoccupations limitées et ritualisées. Appelant des Lumières dans les ténèbres, il combat le sectarisme.
L’idylle produite par l’image d’Épinal qu’offre cette micro-société sylvestre nichée au sein d’une nature éblouissante, évoquant le jardin biblique ou une rêverie rousseauiste sur l’état de nature du bon sauvage, est méthodiquement déconstruite. L’enchantement promis s’inverse en une suite de désenchantements plus douloureux les uns que les autres. Très vite, les noirceurs de la nature humaine corrompent la pastorale, avec la blague cruelle infligée à Kazan, garçon d’une dizaine d’année, sorte d’idiot du village qui porte le film. Puis, la disparition mystérieuse d’un jeune homme en pleine nuit en forêt, met le village en état de crise et déclenche une paranoïa collective alimentée par les anciens qui accusent des « étrangers ». Le dispositif du film visant à croiser le parcours de l’exclu à celui d’une enquête autour de disparitions inexpliquées fonctionne ainsi comme un bain révélateur.
Pour le prédicateur du village, aussi doucereux qu’autoritaire, ces disparitions sont le signe du début d’une apocalypse qui plongera les habitants dans le noir pendant 40 jours et 40 nuits. Le motif du noir ou de l’obscurité est récurrent. Les scènes nocturnes qui rythment le film, font de la jungle un locus epicus, un lieu épique et magique de transformation, qui s’oppose vivement aux scènes diurnes où paradoxalement la vérité se distingue moins bien. Ces scènes noires sont celles où le chamanisme indigène précolonial ressurgit, alors que la journée, c’est le prédicateur qui évangélise la tribu. L’enchantement que déconstruit Rapture est celui d’une mystification religieuse.
Rapture est peut être aussi une tentative d’enchantement animiste du cinéma d’Andreï Tarkovski et de Robert Bresson, découverts par Sangma lors de sa formation au Satyajit Ray Film and Television Institute (SRFTI) de Calcutta, dont les leçons innervent sa mise en scène. La beauté de la jungle s’exprime principalement par la composition des cadres qui rappellent justement ceux de Satyajit Ray. Face à l’ignorance et à la cruauté de la culture, la nature, foisonnante, nourricière, magique, harmonieuse fait contrepoint. La profondeur de champ et la bande-son restituant les bruits de la forêt appellent au dépassement des apparences. À la luxuriance de la nature bienveillante s’oppose l’épaisseur effrayante de la forêt à la nuit tombée, semblant receler esprits malins et dangereux étrangers. « Nous voulions que le public fasse l’expérience de l’obscurité comme s’il y était englouti », explique Sangma, « C’est ce qui nous a conduits à ouvrir le film par une scène de noir absolu, où des personnes émergent de l’obscurité avec des torches ». La beauté d’une scène nocturne d’orage en particulier lors du climax accompagne le basculement de l’intrigue dans la tragédie, rythmée par les marches éclairées à la lanterne dans la forêt.
Dominic Sangma décline cet enchantement en analysant l’usage de la peur comme instrument répressif et comme déclencheur d’une mythologie paranoïaque, perceptible dans les affabulations grandissantes des villageois. Sangma insiste sur l’omniprésence de cet effroi dans ces villages : « je voulais que le public soit très conscient dès le début de l’ambivalence de la peur ». Le tour de force consiste d’ailleurs à camper des personnages qui mystifient aussi bien les habitants du village que le spectateur, le film nous conviant par là à interroger les apparences et le cinéma comme apparence esthétique. À cette corruption ambiante s’oppose l’innocence de Kazan souffrant de cécité nocturne, c’est-à-dire d’une mauvaise vision qui survient dans la pénombre, mais aussi d’un bec de lièvre qui fait de lui un enfant à part. Cette cécité nocturne, contre-motif désignant la crédulité de Kazan et du spectateur, indique la dissimulation des enjeux véritables de cette société et du film. Rapture dénonce l’obscurantisme et le rôle sacrificiel du bouc émissaire, l’ambivalence du mythe et de l’imaginaire dont la cécité nocturne et le handicap sont le symptôme.
Rapture démystifie également la famille en mettant à jour sa violence et son intolérance fondamentales. Une scène de passage à tabac révèle brutalement l’insoutenable étroitesse de vue de cette communauté repliée sur elle-même. Kazan, contraint d’accepter la criminalité des siens, reproduit dans un premier temps le mal. Rapture effectue alors un retournement, une épreuve de vérité, et passe de l’autre côté du miroir. Le regard de Kazan, sorte d’Alice au Pays des Merveilles du fin fond de l’Inde, contemple dans son plus simple apparat, une nature humaine grégaire, expéditive, cruelle et crédule.
À partir de ce point de bascule, la tragédie est réalisée : l’enchaînement causal conduit à une bavure, non pas policière, mais civile. L’incompétence rugueuse de la police et la tartufferie de l’église débouchent sur le vigilantisme discordant des villageois. Le film dépeint le dysfonctionnement généralisé rendant inefficient le contrat social. Sous la pastorale, le total désenchantement du monde renvoie dos à dos nature humaine et civilisation. Que reste-t-il, si ce n’est la contemplation de la beauté naturelle, véritable source de l’enchantement visuel ?
Ainsi, Rapture, deuxième opus brillant d’une trilogie sur l’enfance du réalisateur Dominic Sangma, sous couvert d’un éblouissement contemplatif, propose une épopée intérieure nocturne, éclairée à la lanterne sur l’étroit sentier conduisant à une vérité collective conçue comme terrifiante. Un réalisme magique à la Gabriel García Márquez dépeint un parcours initiatique universel asservi au mythe, dans les villages du Meghalaya comme ailleurs. Rapture explore le rôle du rêve éveillé et de la superstition quand, par exemple, Kazan croit qu’un petit cercueil lui est destiné ou que les villageois inventent des causes imaginaires aux disparitions. Rapture dénonce le pouvoir mystificateur de la peur, quand elle est utilisée par des institutions prétendant détenir la justice et la spiritualité ou quand elle pousse au meurtre, réel ou symbolique, de l’Autre. Rapture, enfin, tout en faisant d’une contemplation cinématographique un enchantement, réussit le tour de force d’en faire simultanément un dispositif révélateur.
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