Dans son opacité et sa lenteur hypnotique, le plan d’ouverture nous dit tout. Et le second plan plus que tout. Pourtant, rarement œuvre de cinéma nous fera autant buter sur son énigme originelle autour de laquelle elle se construit tout en tension palpable, voire en indicible malaise. Épuré, ciselé, réalisé et monté au cordeau, Margaret s’avère être un film-concept rigoureux tout en évoluant continuellement en eaux troubles et sulfureuses.
Sous l’eau du grand bain d’une piscine et, puisque nous sommes sous l’eau, dans le silence, elle est en apnée. Longtemps, en apnée. Immanquablement sont convoquées l’idée de la mère, du liquide amniotique, et le second plan du film nous confirme que nous sommes sur la bonne voie. Que ce soit celle de la piscine, de la douche, du canal, de la baignoire, de la mer, l’eau baigne le film de son enveloppe mutique à laquelle fait écho le personnage de Margaret interprété à la perfection par Rachel Griffiths. Fermée comme une cicatrice sur son secret, digne et distante, socialement évitante, sur le fil du rasoir, c’est une mère divorcée qui vit seule. Dans son appartement, elle a « une chambre libre » qu’elle cherche « à louer » et l’on entend très bien « espace vide » et « à combler ». Que fuit-elle ? Que cherche-t-elle ? A la différence de Manchester by the Sea, Margaret ne va pas semer ses réponses au fil de savants flashbacks. Au contraire, il va laisser s’épaissir le mystère, laisser grandir les pires craintes.
Lorsqu’elle n’est pas filmée en plan séquence sous l’eau, Margaret se voit souvent saisie comme par effraction, par surprise, dans l’embrasure d’une porte, l’encadrement d’une vitre ou dans une semi-obscurité qui nous amène à la scruter, et très vite, à l’épier. Nous la soupçonnons. A quels détails, à quels signes la caméra nous indique-t-elle que Margaret n’est pas que cette femme apparemment sans histoire dans tous les sens du terme, cette mère sans enfant, cette voisine sans lien avec ses voisins ? Trop tard pour nous poser la question. Un jeune garçon est trouvé en sang devant chez elle, un autre est porté disparu qui s’avère être son fils et son ex-mari surgit chez elle en quête d’explications.
A défaut d’explications, le film sème des indices, nous transforme en scrutateurs moyennement rassurés. Lentement, irrémédiablement, il nous amène à vérifier que nos pires craintes pouvaient être fondées, comme l’on tâche de révéler l’indicible sans le nommer, comme l’on impose l’impensable au moment même où il effleurait l’esprit. Au fil de ses plans d’eau tour à tour mutiques, oublieux, mortifères, suicidaires, subtilement équivoques, puis lourdement équivoques et pour finir sans équivoque aucune, Margaret se déroule selon un timing diabolique magistralement étudié qui nous enserre puis nous emprisonne pour mieux nous infliger l’âpre leçon du réel : toute mère n’est pas suffisamment bonne au sens où l’entendait Mélanie Klein. Toute part maternelle comporte sa part d’ombre. Et c’est tout le mérite du film de Rebecca Daly de savoir se dresser devant celle, immense, qui cache l’un des plus grands tabous, et de le faire sans méconnaître la différence entre incestueux et incestuel.
Révélée en 2011 à la Quinzaine de Réalisateurs avec The Other Side of Sleep, la cinéaste irlandaise Rebecca Daly peaufine ainsi son art d’interroger nos zones d’ombre comme celui de diriger au plus juste ses acteurs sur le fil de leurs fêlures. La grande comédienne australienne qui interprétait Muriel, ou Brenda dans Six Feet Under dévoile ici un étonnant registre d’ambiguïté, aux côtés de l’étonnant Barry Keoghan tout juste sorti de son rôle de patriote dans Dunkerque et d’ado dans Mise à mort du cerf sacré.
A la différence du film Home de Fien Troch qui affrontait un sujet semblable en se plaçant délibérément du côté des ados, Margaret vise plutôt l’étude psychologique, plaçant son personnage principal comme un sujet d’observation sous l’œil d’une caméra sans parti pris, sans pathos, sans effet de mise en scène. Âpre, parfois rude, sans concession, il délivre une forme de cinéma objectif offrant une vision sans jugement, un espace à la possibilité d’admettre à défaut de comprendre même l’impensable.
Margaret « is a love story » affirme Rebecca Daly, celle d’une mère qui essaie d’aimer trop tardivement son fils et ce faisant, laisse entrevoir l’étendue des sentiments, des émois et des désirs plus ou moins ambigus qui peuvent l’habiter, la traverser, la dominer et nous interroger, avec une bouleversante sincérité.
Réalisateur : Rebecca Daly
Acteurs : Michael McElhatton, Rachel Griffiths, Barry Keoghan
Titre original : Mammal
Nationalité : Irlandais
Distributeur : Outplay Distribution
Durée : 1h36mn
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