En 2011, Régis Sauder nous envoyait un direct au cœur avec Nous, Princesses de Clèves, documentaire dans lequel il mettait dans la bouche d’une dizaine d’élèves du lycée Diderot de Marseille le texte de Madame de La Fayette. Avec une justesse et une sensibilité bouleversantes, ces mots publiés en 1678 résonnaient avec les questionnements de ces jeunes sur l’amour, l’avenir, la relation aux autres, la difficulté aussi bien que le côté salvateur des choix. Tout en établissant un état des lieux de la jeunesse, en particulier celle évoluant dans un environnement portant ses propres problématiques, ici les quartiers Nord de Marseille, le film de Régis Sauder captait avec une telle humanité le spleen adolescent, cette envie de trouver sa place dans la société et ce besoin d’être aimés, en pleine construction de leur personnalité et de leur chemin futur, que l’on s’attachait énormément à ces personnages portant des sentiments universels et se livrant avec générosité et sincérité.

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Nous, Princesses de Clèves – Shellac Distribution

Alors que le projet n’était pas au départ conçu pour connaître un prolongement, des liens ininterrompus entre le réalisateur et les jeunes interprètes,  ainsi que de l’évolution de la société et des questions mêmes du film originel a germé une envie commune de se retrouver et de littéralement mesurer le chemin parcouru. Un enjeu des plus pertinents alors que l’on quittait Anaïs, Armelle, Laura, Morgane, Abou, Albert, Virginie, Cadiatou, Aurore et Sarah à l’aube de leur entrée dans l’âge adulte, bac en poche pour certains et pour d’autres non, emplis de projets d’avenir plus ou moins précis, plus ou moins réalistes, de rêves, de désirs, d’aspirations et de craintes. La suite, belle et tourmentée, se joue dans En Nous.

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L’expression « Que sont-ils devenus ? » porte souvent en elle une curiosité plus anecdotique qu’autre chose. Ici, rien de tel. L’émotion est très grande de les retrouver les uns après les autres. Dans Nous, Princesses de Clèves, on les avait rencontrés brièvement, mais intensément. L’effet d’évolution auquel on avait assisté durant une année scolaire est ici amplifié, puisque dix ans ont passé, que les traits ont gagné en maturité, que les personnalités se sont forgées. Que ce soit en revoyant au préalable le film de 2011 ou, puisque cela n’est pas indispensable de le connaître pour s’immerger dans En Nous, en voyant ici les extraits choisis du premier film comme écho au passé et représentation du temps écoulé, on ressent une indicible joie à les retrouver, mêlée à un curieux sentiment de bond dans le temps. On aurait envie de connaître toutes les étapes franchies durant les dix dernières années de chacun. Bien sûr cela est impossible, et l’on s’en remet en toute confiance à Régis Sauder pour nous en livrer les moments clé. En se remémorant les souhaits qu’ils formulaient adolescents, on se demande quelle tournure ont pris pour eux les événements. Face à la force des témoignages, la complicité entre le documentariste et les protagonistes explose une fois encore. Ces confidences, ces réflexions, ces convictions, ces errements, sont de véritables cadeaux qui nous sont offerts.

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Au-delà de la dimension intime – les récits de séparation difficile ou au contraire d’union heureuse, pour Morgane, qui a épousé celle qui en secret était sa petite amie au lycée, sans avoir pu annoncer cette relation à sa mère, décédée pendant ses études – dans laquelle se loge la beauté de En Nous, et même si de toute façon tout ici est intime, l’autre volet primordial de ce nouveau film est son caractère social. Les quartiers Nord n’avaient pas été choisis au hasard, Régis Sauder y ayant trouvé l’expression de ses interrogations les plus profondes sur le déterminisme social. « Je suis frappé par leur force, leur aptitude à déjouer les  schémas d’un verdict social qui les voudrait courbés, soumis, radicalisés », exprime le réalisateur. Et en effet, là où il y a dix ans la conscience du milieu social dont ils étaient issus les questionnait, sans constituer outre mesure de barrière à leurs rêves, aujourd’hui prend toute son importance au travers des voies qu’ils ont choisies : beaucoup de professions de soin et de carrières dans le service public, incarnant leurs valeurs au moment de faire leurs études, mis à mal au fil des années et de leur expérience sur le terrain. Abou s’est douloureusement éloigné de sa mère pour continuer à travailler en Suisse en portant tout le poids des conditions de travail d’un infirmier français, Laura, docteure en pharmacie, voudrait quitter le privé où le patient avant tout doit être rentable, Armelle s’accroche aux idéaux véhiculés par la Sécurité Sociale tout en exprimant ses réserves quant au devenir de ces institutions. Sarah, elle, est partie sans bac tenter sa chance en Irlande, au Portugal et à Malte, Albert est devenu moniteur d’auto-école et Virginie est préparatrice en pharmacie, une fierté pour elle qui a vu sa mère et ses tantes cantonnées à des métiers nobles mais déconsidérés dans le ménage, notamment. « Leurs parcours montrent  sans démagogie que les jeux ne sont pas joués à l’adolescence » ajoute Régis Sauder. « La représentation de la jeunesse de banlieue, son assignation à un avenir désespéré », qu’il voulait ardemment déconstruire en 2011, trouve sa plus belle revanche ici, dans cette démonstration qui ne souffre aucune contradiction : chaque jeune a le pouvoir de devenir celui ou celle qu’il ou elle a envie d’être.

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Cadiatou, qui récitait avec tant de cœur et de grâce les mots de Madame de La Fayette, porte très haut et très fort ce désir d’émancipation que l’on devinait il y a dix ans et qui s’est aujourd’hui concrétisé. Installée à Paris, libre et indépendante, elle veut quitter l’univers audiovisuel pour se consacrer à sa passion pour les perruques. Son look, son attitude, son discours font d’elle un exemple, et la séquence d’échanges avec les nouveaux élèves du lycée Diderot, auxquels Emmanuelle, la professeur qui avait décidé d’étudier La Princesse de Clèves en classe, montre le film de 2011, tend comme un miroir. Il y a dix ans, Cadiatou était à leur place et les lycéens d’aujourd’hui se posent toujours peu ou prou les mêmes questions. Peut-être auront-ils dans une décennie des réponses, ou en tout cas une réflexion, amenée par la maturité. Toujours amies, Cadiatou et Armelle ont notamment emmené Régis Sauder visiter l’exposition Le modèle noir au musée d’Orsay, ainsi que manifester contre les violences policières en souvenir d’Adama Traoré, et elles s’expriment longuement sur leur condition de femme noire en France et ce que les livres d’Histoire avaient omis de leur dire.

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Pour autant, tous les parcours ne sauraient être rectilignes. Les témoignages de Anaïs, qui a trouvé beaucoup de réponses dans son rôle de mère, mais qui se trouve aujourd’hui dans une période de transition où elle a besoin de renouer avec sa vie de femme, ou de Aurore, qui souffre d’une garde alternée pour son fils, s’est déracinée à Lyon et porte toujours la même mélancolie que l’adolescente qu’elle était, ainsi que de Sarah, qui s’est retrouvée sans rien du jour au lendemain après avoir perdu son emploi à Malte, montrent que le chaos (que Anaïs évoquait déjà il y a dix ans) a aussi son mot à dire et n’épargne personne. Tous et toutes ont vécu des difficultés, des drames, des aléas, qu’il s’agisse de disparitions de proches (le témoignage de Armelle évoquant son frère est saisissant), de violences conjugales, de rêves brisés, mais tous avancent avec la même foi chevillée au corps, la même beauté dans leur fragilité et leur force d’être humain. Régis Sauder porte toujours sur eux le même regard empreint d’admiration, de fierté, de bonté, respectant leur pudeur tout en recueillant leurs sentiments les plus intimes avec une déférence amicale et protectrice.

De filiation, de liens intergénérationnels, il était beaucoup question dans Nous, Princesses de Clèves. A un âge où ils vivaient encore au sein du foyer familial, où leurs parents leur servaient à la fois de modèles dans les valeurs et d’exemples sacrificiels qu’ils souhaitaient ne pas perpétuer, tous ces jeunes exprimaient les prémisses de leur personnalité de jeune adulte en devenir. Les retrouver dix ans plus tard permet de comprendre comment ils ont transformé ce qu’ils ont reçu et comment, pour certains, ils transmettent à leur tour à leurs enfants.  Ils étaient magnifiques il y a dix ans, ils sont magnifiques aujourd’hui, intrinsèquement et devant la caméra de Régis Sauder l’humaniste, qui en captant l’intime touche à l’universel.

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A propos de Audrey JEAMART

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