Une maison dévastée qui se vide puis se vend, un père qui se perd dans Alzheimer, une région qui sombre dans l’abandon. En nous livrant un portrait poignant d’une ville de la Lorraine post-industrielle et sous couvert de témoignage personnel, Retour à Forbach dessine un réseau de narration métaphorique dans lequel il s’agit de se perdre pour comprendre comme jamais les mécanismes du vote FN et ceux de la violence sociale en général.
Le refuge de l’oubli
A l’origine, il y a le trauma, voire le double trauma. Occupation allemande et démantèlement des Houillères du Bassin de Lorraine (HBL) laissant tout un pays sur le carreau pour la Moselle. Famille paternelle déportée en Haute-Silésie et tabassage jusqu’au sang pour le réalisateur, Régis Sauder. Comme fil rouge : la honte. Honte des habitants de Forbach d’avoir été germanisés ¬— souvenir cuisant de la rue Nationale renommée Adolf Hitler Strasse — jusqu’à ne plus savoir qui s’est battu pour quoi et quels noms graver sur les monuments aux morts de la ville. Honte sociale d’une enfance écrasée, dominée par le poids de la pauvreté d’un autre côté.
Ensuite ? « Entrer dans le silence ». La honte qui se prononce ici « la hante » étouffe les cris jusqu’à la maladie, le drap gris de l’oubli abaisse les rideaux de fer sur un interminable défilé de commerces fermés, les problèmes d’identité de la ville frontalière ballotée au fil des guerres font écho à ceux des habitants privés d’appartenance sociale et ne se définissant plus que par leur communauté d’origine.
Une résistance rageuse
Ce double récit du je et du nous irrigue tout le film d’une veine humaniste qui en fait un témoignage particulièrement exemplaire, juste et vrai, porté non seulement par le réalisateur que l’on appelle nommément Régis dans le film, mais également par ceux qui sont restés au pays : l’ouvrier payé 1800 € primes comprises pour cinq nuits de travail par semaine, Flavia le modèle-même de la directrice d’école, la patronne du Café du Marché racontant son pays à coup de sentences dignes du Seigneur des Anneaux et de nombreux autres Forbachois qui semblent ainsi autant se livrer que nous interpeller.
La bande son constitue l’autre veine irriguant le film, pulsant et impulsant nerveusement une violence et une urgence qui semblent directement puisées dans les entrailles métalliques des mines de la région. Signée Deficiency, groupe métal de Forbach, elle s’affirme vite comme un personnage à part entière du documentaire, le propulsant hors du désespoir stérile pour s’approprier un terrain de résistance rageuse. Comme elle, le film ne s’interdit pas l’espoir : une librairie ne vient-elle pas d’ouvrir ses portes comme l’école continue d’ouvrir chaque jour les siennes sur l’humain ? Forbach ne vient-elle pas de gagner sa troisième fleur de ville fleurie ?
« Car Forbach me constitue »
Régis Sauder le confie : il avait rendez-vous non pas à Forbach, mais avec Forbach qui résonne soudain comme For-back, « car Forbach me constitue ». Un compte à régler avec ce sentiment d’avoir re-nié ses origines. Trahi. Abandonné. Sentiment que l’on peut comprendre sans pour autant le partager, auquel les habitants semblent répondre : a-t-on vraiment le choix, ici ? L’ancienne terre de solidarité ouvrière traditionnellement de gauche peut-elle demeurer terre d’accueil dès lors qu’elle n’est plus ni nourricière ni protectrice ? Les réfugiés syriens pris en charge par la population semblent répondre. Oui, si la Lorraine offrait autrefois un travail à des générations entières d’immigrés italiens, algériens, polonais, elle accueille aujourd’hui ceux qui fuient la guerre. Si Forbach a connu le vote FN au premier tour des élections municipales de 2014, elle est aujourd’hui socialiste. Même « les hivers infinis » laissent place au printemps.
De l’intime à l’universel
Dans une tribune parue dans Libération le 24 mars 2014, Régis Sauder s’était déjà ouvert de son sentiment de trahison envers la ville de son enfance. Face à la brutale percée de l’extrême-droite et de la honte, il confiait: « Forbach trahit sa mémoire car nous l’avons trahie, abandonnée… pour nous libérer. » Trois ans plus tard, il signe ainsi une œuvre intime, résistante et engagée. Il s’agit de sortir Forbach de son oubli mortifère, de lui rendre la belle dignité de ses habitants en leur rendant la parole, de faire œuvre personnelle de vérité, donc de courage. En se référant explicitement à Retour à Reims de Didier Eribon, à l’autofiction d’Annie Ernaux (on songe ici autant à La Place qu’à L’Occupation) comme à Ken Loach, il réussit à donner une portée sociale et historique à son expérience. En retournant bien plus loin qu’à Forbach, le cinéaste éclaire une mémoire transgénérationnelle où les douleurs de l’exil se sont d’autant mieux répétées qu’elles ont pu être scellées.
Après ses deux longs-métrages remarqués, Nous, Princesses de Clèves (2011) et Etre là (2012), Régis Sauder entendait procéder à « une autre forme de représentation de ces territoires » et gagner une sorte d’universalité à travers le récit intime. Au prix d’un témoignage cachant un réseau narratif complexe derrière son apparente spontanéité, Retour à Forbach nous poursuit et nous hante comme une mémoire dévastée, un ami disparu, une histoire dont la fin serait à jamais oubliée.
Réalisation, Image : Régis Sauder
Assistant à l’image : Thomas Weber
Son : Pierre-Alain Mathieu
Montage : Florent Mangeot
Assisté de : Frédéric Bernadicou
Montage son : Mathieu Z’Graggen
Musique : Deficiency
Mixage : Régis Diebold
Étalonnage : Gautier Gumpper
Durée : 78′
Production : DOCKS 66, Aleksandra Cheuvreux & Violaine Harchin
Coproduction : ANA FILMS, Milana Christitch & VOSGES TÉLÉVISION
Couleur – 2017.
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