Dès la voix-off, enjouée et anti-naturaliste, et passé le choc de la découverte du faciès mal esquissé d’un Joseph Gordon-Levitt assis sur une statue de la liberté en carton pâte numérique , on reconnaît le cinéma américain de divertissement familial et immédiatement identifiable de Robert Zemeckis. Si le cinéaste feint d’abord de respecter le cahier des charges, ce nouveau projet hybride va se révéler beaucoup plus singulier. L’objet renferme toutes les caractéristiques de son auteur : héros inébranlable embarqué dans une odyssée hors du commun, croyance en la destinée et dans les vertus de l’entertainment, expérimentation à tout va et prouesses technologiques… Un seul but : fabriquer une réalité exponentielle et prompte à toucher tous les publics par la force de l’expérience. L’ancien wonderboy des années 80 tisse si bien sa toile qu’il hisse une installation elle aussi sous-tendue par ses propres cavaletti, pour délivrer un finale des plus performants. Et comme pour d’autres faiseurs avant lui ( Nolan ), c’est un Zemeckis en pleine identification avec son héros de chair qui vole vers d’autres sommets et franchit un pallier dans sa carrière avec ce blockbuster hanté. Car se dessine alors, évanescent, un second film plus complexe et amer.
Qu’est-ce qui pousse Zemeckis a réaliser aujourd’hui ce projet entamé dès 2007, soit un remake du documentaire Man on wire, oscarisé en 2009 ? Car bien que Robert Zemeckis soit ici co-scénariste du film ( et ce pour la première fois depuis Retour vers le futur ! ), le script jure fidélité au bouquin de Philippe Petit ( To reach the clouds ) relatant sa traversée clandestine au dessus de New-York et ne cherche jamais à esquiver les passages obligés, déjà brillamment illustrés dans le docu-fiction antérieur. A peine fait-il l’impasse sur l’épisode australien quand l’exploit similaire à Notre Dame est traité lui brièvement, à distance et dans l’attente du grand jour. C’est que la narration concentre la tension sur la seule histoire ( fantastique il est vrai ) qui lie Philippe Petit aux tours jumelles, récit à la première personne emballé, martelé par ce débit vocal de Joseph Gordon-Levitt. Tout l’espace sonore est donc envahi par cette voix-off, logorrhée juvénile en apparence naïve et qui va droit au but : en moins de cinq minutes l’objectif est posé. Plus vite, c’est Mission impossible !!! Juste assez de temps pour que le spectateur français le moins indulgent se triture les méninges en se demandant comment le cinéaste parviendra à nous emmener tout là-haut, avec sa batterie d’arguments factices – au demeurant si véridiques ! -, son esthétique de grand bazar et un tel programme établi. Pire, la scène d’introduction apparaît lourdement symbolique avec la flamme d’une Big apple encore debout, quand elle convoquait plus sûrement le parcours du résident new-yorkais Philippe Petit et l’autre traversée qu’il exécuta en 1986 pour la réouverture de cette même statue de la liberté ( sous-thème galopant en filigrane…). Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’avec ce départ en fanfare, le père de Retour vers le futur n’avance pas masqué, mais n’échappe pas non plus à la pesanteur.
Mission impossible 2 : la ligne claire !
Zemeckis enfonce le piolet et ce jusque dans ses acteurs, idéals sosies des héros historiques. D’ailleurs pour tous les personnages, il préfère la silhouette, limitant les caractères de tous les seconds couteaux à un trait, deux grand maximum, mais établissant par contre des rapports durables au sein de leur galaxie de co-protagonistes et autres faux alliés. Un technicien est pourtant chargé du remplacement de certains visages et la Performance capture, créée par Zemeckis pour Le Pôle express, est encore à l’honneur. Néanmoins, le travail de Joseph Gordon-Levitt est étendu jusqu’à son accent parisien et il travaille d’arrache-pied avec Philippe Petit qui l’initie au funambulisme. Il n’a pas seulement appris à marcher sur un fil, « il a réussi à attraper ça, ma manière de bouger, mon accent ».1 En état de grâce, JG lévite ! Et on ne peut plus l’éviter tant son Philippe vibrionne… Sauf que Zemeckis est un perfectionniste. Il fait rejouer ses déplacements à Philippe Petit et capte le spectre de sa chorégraphie. Car le cinéaste sent que si Petit écrit dans le ciel, il est impensable d’en modifier la calligraphie. Il n’échappera à personne que la traversée du fil est une métaphore de la vie. Dans les grandes décisions, on avance seul, un pas après l’autre. Comme pour mettre en scène un film de studio, « il y a un début, une fin, une progression, et si l’on fait un pas à côté, on meurt».2 Malgré tout et heureusement pour nous, il y a une alter ego, caution féminine du film, Annie. Même si on l’entendra peu en chanteuse de rue contestataire, Charlotte Le Bon diffuse un charme certain à une romance laissée en friches. Puis il y a Papy Rudi, l’archétype même du vieil artiste de cirque, au génie seulement entravé par une sagesse anaphorique. Là encore, Ben Kingsley se contente de lui prêter un profil et son humour pince sans rire. Pour tous les autres, même refrain. Ils sont des pions embringués dans le rêve d’un héros titanesque dont l’énergie unificatrice soude déjà les opposés et les contraires.
Flash back en noir et blanc : un Paris d’opérette pour narrer le début d’un périple et ébaucher la bluette 70’s. Tout est bon pour déréaliser le spectateur, embarqué dans un énième conte de noël. Zemeckis jongle avec les clichés, enfonçant le déjà-vu d’un cran supplémentaire ( le prologue du Oz de Sam Raimi ). Sa peinture du cirque ne s’embarrasse ni de prouesses, ni de personnages trop folkloriques. Pour le moment, Zemeckis filme light et on songe avec aigreur à la nostalgie poussiéreuse et productiviste du Pôle express, aux effets attendus d’un Scrooge dont l’échec mena Image movers droit à la faillite en 2010, à l’air éternellement niais de Tom – Forrest – Hanks, et même à la carlingue trouée par le moralisme abscons de Flight. A bien y réfléchir, le seul à avoir dépassé son programme de manège enchanté était le gentiment affreux La légende de Beowulf, où le cinéaste s’affirmait en conteur sans renoncer toutefois à ses tics de caméra subjective hypervitaminée et en injectant une vraie cruauté au produit hollywoodien policé. Dans les grandes lignes, The walk ressemble donc à un artefact fictionnel de l’officiel Man on wire du britannique James Marsh. Et bien qu’il reprenne sans y croire tout à fait les éléments du biopic et le faux thriller détaillant le modus operandi, il garde toujours un pied sur le fil du comique puisque les dés sont déjà pipés. Pour aggraver son cas, le réalisateur enrobe le tout d’un léger pittoresque vintage et saupoudre les scènes de dialogues presque inutiles. Mais si ces derniers sont d’une simplicité désarmante, ils sont aussi fidèles aux aphorismes de Philippe Petit. Car le verbe s’efface petit à petit derrière le langage du corps.
Comme son héros, le père de Roger Rabbit est un adepte des sensations fortes. Il était assez logique que sa route croise celle, mondialement célèbre d’un petit homme dont le patronyme ne pouvait que l’emmener plus haut. Le cinéaste et l’artiste de rue ont en commun cet alliage d’humilité et d’arrogance dans le travail et surtout la préférence affichée pour le mouvement. La vie de Philippe Petit se déroule en une succession de défis, de nœuds en nœuds qu’il s’est toujours fait fort de contrôler. Les deux hommes sont habités par la même croyance en la destinée individuelle ( et bientôt ici, collective ). « C’est l’esprit qui tire le corps par la manche, pas l’inverse » 3. Au sein de son groupe de gentils activistes, Philippe reste à part, aussi isolé que le héros de Seul au monde, figure zemeckienne emblématique ! Mais surtout, Philippe Petit déclare partout qu’il avait ces tours vivantes en lui.1 Qu’il les voyait comme des êtres humains et avait décidé de les marier par son acte d’amour. Cette passion pour les tours est l’autre point d’impact entre les deux orbites de ces action men. Aussi, Zemeckis célèbre à l’écran un héros prométhéen. Son Philippe s’élève, salue les cieux, tutoyant peut-être les dieux et rend hommage à ces Twin towers bien plus grandes que lui, à son fil qui le relie au monde et salue le public, lui offrant ses circonvolutions aériennes. Plus prosaïquement, il est pris par le désir de donner des sensations à la police de New-York, à ses amis et de rester là, le plus longtemps possible au dessus du tumulte, prêtant une oreille au murmure de la foule. Car il a conscience que « le funambule relie les choses vouées à être éloignées, c’est sa dimension mystique. » 2 Autre élément qui rapproche les deux créateurs : la notion de spectacle. La voix-off et les dialogues reviennent longuement, non seulement sur les rituels, les manies et us et coutumes des saltimbanques ou sur leur code d’honneur d’un autre âge, mais se réfère à une écriture dramatique précise qui a séduit l’artisan de Beowulf. Pour aussi artificiel et intemporel qu’il soit, The walk carbure à cette énergie live qui transporte un spectacle – acmé du genre.
Car le mélange de prises de vue réelles et de recréation accouche d’une réalité augmentée, grâce aux deux derniers haubans de Bob Zemeckis, la recherche graphique et l’innovation technologique, qui se soutiennent mutuellement. Jamais jusqu’ici ces deux points d’ancrage de son œuvre n’ont été autant au service de quelque chose de plus beau qu’eux. Si Petit est capable d’écrire sur les nuages, Zemeckis ambitionne rien moins que de redessiner le néant, de re-designer le plan de ville dévasté, les visages des comédiens, les angles, perspectives et lignes de fuite qui semblent tendre tout le film vers un seul centre lumineux. A l’intersection de la perche et du câble porteur, surplombant cet œil radiaire qui est moins le point de vue du sol que la convergence de notre regard avec celui de l’auteur. En véritable animateur qui se mue en magicien, le cinéaste ressuscite tous les clichés restés célèbres, jusqu’aux photographies des complices, pour mieux affiner un style rectiligne trouvant sa légèreté dans une fragilité atemporelle. L’autre mamelle, c’est le rendu Imax 3D sur lequel Zemeckis travaille depuis si longtemps et toujours, cette Performance capture qui permet la synchronicité des mouvements du corps et de tous les détails des mains ou des expressions des visages.
« Ainsi, nous vivrons notre vie sur la corde raide » 4
Sa trame enfin tendue, le projet adopte une structure similaire à celle de son héros. Comme le véritable Philippe Petit, qui s’applique « à tisser un filet de certitudes » sous son fil.3 Ce qui aurait pu passer pour du remplissage ne sert en définitive qu’à mieux hisser la grand voile pour mettre le cap jusqu’au climax. Cette apothéose, attendue et redoutée, advient. Surprenante, car c’est moins l’appel des gouffres qui emporte le morceau que la présence au monde de ces tours entre ciel et terre et de ce nouvel Icare, un lutin qui nous secoue et nous étreint. Non pas que les vues vertigineuses ne jouent pas leur rôle. Même si pour ceux qui naquirent bien avant les FX numériques, le Monte là-dessus d’Harold Lloyd reste toujours plus impressionnant ( sans parler de la haute voltige démentielle de Oh quel mercredi ! ). Mais « la peur c’est le sentiment de ceux qui sont par terre » 1 Hors pour la première fois, la confiance communicative de cet ange noir annule le vertige du cinéma. Et aussi parce que l’ère numérique nous offre désormais d’autres certitudes. Celle qu’il faut plonger dans la contemplation de ces étendues imaginaires et suivre la pente pour revivre encore le frisson de l’ascension à couper le souffle de Mission impossible : Protocole fantôme ou les visions infernales du dernier Mad Max. Les fonds mouvants provoquent ici un effet de suspension, non tant de l’espace, mais du temps, en cinq ( ou huit, les sources s’y perdent ) traversées folles qui durent des heures. Zemeckis a eu le bon goût de les placer sous le signe du jeu, avec le public ou la police, afin que le vide se dissipe dans l’éternité. Même le monologue intérieur qui paraissait superfétatoire prend son sens, la magie achevant de transformer le faux en une sensation des plus concrètes. Je éprouve ce fil, chaque élément, rendu vivant par un découpage sensible. Et là, dans cette danse chamanique, se réunissent l’instant, le souvenir que l’on crut estompé et le traumatisme trop proche. Et qu’importe si ensuite un vent d’automne vient réchauffer les cœurs gelés par le deuil, laissant la mélancolie prendre le pas sur la joie…
In fine, The walk se révèle le double perdu de Man on wire. Le récit mythologène de Zemeckis abrite un film littéralement habité par la présence des tours fantômes. Une grande illusion collective travaillée par cette mort que le héros vient visiter, la défiant pas à pas pour mieux la faire reculer sans parvenir à l’annihiler. Entre autres présences numineuses, deux apparitions dans cet espace fantasmagorique, une mouette et un promeneur esseulé tenté par l’abîme. L’arabesque de Philippe Petit telle que la reconfigure dans le contemporain Robert Zemeckis tombe à pic pour commémorer un attentat artistique jeté à la face de l’Histoire qu’il recouvre d’un voile étoilé. Quand Philippe a achevé son exorcisme, ce n’est pas le fil mais le rideau qui tombe maintenant sur le spectateur, dévoilant un tout autre synopsis dont les Twin towers sont le héros. Il est vrai que le funambule fut avant tout celui qui a fait aimer les tours aux new-yorkais. Cet extraordinaire tour de passe-passe les a anoblies, humanisées. En nous emmenant dans leurs entrailles ( la très réussie scène sur la poutre ), traversant l’écho de leur histoire sans besoin de recourir au split-screen paradoxal de James Marsh, le scénario transforme ce lieu de souvenir sorti de nulle part en terrain de jeu bien réel et en réceptacle des affects de toute une communauté de spectateurs sécurisés par le filet tricoté avec ferveur par Zemeckis . Voilà l’enjeu nettement plus élevé de The walk, dont le thème sous-jacent devient toute présence ou absence au monde. En gravant dans le ciel de New-York ce 7 août 1974 une image poétique éternelle, Philippe Petit a par delà le temps relié les new-yorkais d’hier et d’aujourd’hui aux disparus du 11 septembre 2001. A son tour, Zemeckis tend ce câble, invisible mais incassable, non entre la fiction et son objet, mais entre le héros vivant et tous les publics. Et in extenso par delà l’Atlantique, en exaltant une petite rébellion bordélique qui vient troubler une Amérique normée, repliée sur son chagrin. L’élan ascensionnel à marche forcée s’épanouit en un large surplace horizontal où la prière se mue en communion. Et grâce à la 3D de pointe, l’émotion peut sourdre imperceptiblement de la matière enfin retrouvée des tours et pas de l’issue – connue -, ni d’un message ( Make it real ), mais bien du geste. Ce faisant, le bricoleur génial gagne ses galons d’Auteur. Avec cet hommage qui n’ose pas dire son nom – il a tout de même qualifié le projet de lettre d’amour aux Twins ! -, il accède à une nouvelle station bien éloignée de la précédente ( la descente aux enfers de Denzel Washington ).
Maîtrisant ses embardées comme Philippe Petit ses propres tropismes, la mise en scène se déploie dans le zen. Sans autre effet que la béatitude engendrée par cette méditation, le rêve de cinéma se fond dans son aventure humaine. The walk est le premier blockbuster qui ne combat pas la mort en la niant mais en marchant à ses côtés, tirant sur la corde ténue qui nous rattache au passé.
1 : The Walk – Philippe Petit : « À 66 ans, je marche encore sur le fil », entretien avec Phalène de la Valette, Le Point, 28/10/2015.
2 : Philippe Petit, un funambule entre deux tours, Marie-Noëlle Tranchant, Le Figaro, 6 octobre 2008
3 : Philippe Petit, funambule : La peur, c’est pour ceux qui sont par terre, Marc Samson, www.psychologies.com
4 : Extrait de Man on wire de James Marsh ( 2007 )
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