L’action du nouveau film de Roberto Minervini, cinéaste italien qui vit et travaille aux États-Unis, se déroule en 1862, durant la Guerre Civile (Guerre de Sécession). Des soldats nordistes explorent une partie encore inconnue du Nord-Ouest du territoire américain, celle qui deviendra plus tard le Montana.

De passage à Paris, Minervini nous a accordé une interview. Il nous a parlé de la genèse des Damnés : « Ce film part de réflexions anciennes, notamment sur la figure controversée du Général Custer, mais j’ai pris la décision de le réaliser après les événements du 6 janvier 2021 (…) je pensais entre autres à l’image de l’homme fort projetée à travers eux et qui a fait le tour du monde… l’homme habillé en viking qui, à travers la force de ses mains et de ses muscles, détruit les Institutions ». Il s’agissait aussi de questionner le rapport entre l’« aspect musculaire et héroïque de la guerre » et le « sacrifice pour une cause juste »… de « mettre en question la représentation traditionnelle – justificatrice, spectaculaire et propagandiste – de la guerre dans le cinéma américain ».

Roberto Minervini suit les Nordistes dans leur avancée. Rompant avec les règles du genre – le film de guerre -, il se concentre sur leur vie quotidienne, sur ce qui, en elle, relève de l’infra-ordinaire : installation du campement, parties de base-ball et de cartes, moments où des soldats prennent le café, où l’un d’eux mange un sucre, ou un autre coud un vêtement, où encore un autre prend soin de son cheval… Il montre aussi ces soldats, ou d’autres, apprenant à manier leurs armes à feu, montant la garde, faisant des reconnaissances, priant. Il écoute et rapporte des échanges qu’ils ont entre eux.

Pas très loin du Désert des Tartares (1940) de Dino Buzzati, le spectateur ressent le temps mort, le temps des morts, comme une étreinte métaphysique. Et le spectacle est fascinant. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Minervini a reconnu l’évidence de cette référence, mais a évoqué la façon dont il entendait représenter ou ne pas représenter l’ennemi : « Pour moi, l’absence d’identification de l’ennemi n’est pas faite pour accentuer le sentiment d’attente, mais pour éliminer, pour rompre avec le paradigme du bien et du mal, avec l’idée de la cause juste qui justifierait le fait de faire la guerre. Ma prise de position consistant à ne pas vouloir identifier un ennemi est une prise de position politique qui s’oppose aux schémas traditionnels du film de guerre ».

L’ennemi n’est effectivement pas particulièrement attendu, mais ennemi il y a bien, pourtant. Il se manifeste deux fois. La première fois, brusquement, à travers des tirs d’armes à feu. De façon très réaliste, Minervini, représente une bataille dans laquelle les soldats nordistes auprès desquels il reste ne voient jamais les combattants adverses. Il y avait bien des corps-à-corps durant la Guerre de Sécession, notamment lors des affrontements à découvert, dans les champs, mais, ici, il s’agit plutôt de guérilla menée dans des bois. L’adversaire se cache derrière les arbres, dans les anfractuosités du terrain.
De façon étonnante, un des soldats pris dans la bataille s’endort, recroquevillé sur lui-même. Un événement comparable du célèbre roman de Stephen Crane, La Conquête du courage (1895), sont revenus à notre esprit. Mais ici, pas de trace de sentiment de culpabilité du combattant qui s’est mis en retrait. Minervini nous a confirmé que la question du courage et de l’héroïsme est cependant volontairement discutée dans Les Damnés, notamment quand quelques soldats, il y en a des très jeunes parmi eux, s’interrogent sur le devenir homme.
La seconde fois où l’ennemi attaque, cette fois à découvert, on se rend compte que non seulement les Nordistes ont du mal à distinguer qui ils sont, mais qu’il y a aussi une claire intention du cinéaste de ne pas les filmer de près, de n’en montrer que de lointaines silhouettes, au crépuscule qui plus est. Ils font apparemment un massacre dans le campement nordiste, mais nous ne le voyons pas, nous n’apercevrons plus tard que quelques cadavres, car la caméra est aussi en compagnie d’éclaireurs qui ont quitté ledit campement quelque temps auparavant.
Minervini refuse clairement de représenter, de mettre en avant les combats : des actes violents, des morceaux de bravoure, des élans patriotiques ; de montrer le feu, le fer et le plomb et la poudre, le sang et les larmes. Nous avons fait remarquer au cinéaste que, lors de la première bataille, de façon irréaliste, aucun cri, aucun râle de blessé n’étaient entendus. Minervini assume en expliquant que son choix vient du refus de jouer trop facilement avec l’empathie du spectateur. Il s’est agi pour lui de « couper le cordon ombilical entre le public et le film ». Il faut comprendre qu’ici le cinéaste parle indirectement de distanciation au sens quasi brechtien.

Les Damnés est la première incursion de Minervini dans la fiction. C’est un peu normal, le film est une reconstitution historique. Mais le cinéaste est avant tout un documentariste. À la fois humain et engagé. À travers plusieurs de ses films, il a approché la réalité contemporaine du Sud des États-Unis. Le Texas dans The Passage (2011), Low Tide, et Stop the Pounding Heart (Le Coeur battant, 2013). La Louisiane dans The Other Side (2015) et What You Gonna Do When the World’s on Fire ? (2018). La particularité de ces œuvres, qui fait que Les Damnés ne constitue pas une rupture dans la filmographie, le parcours et la démarche de Minervini, est que celui-ci filme des individus vivant leur quotidien et les événements auxquels ils sont confrontés comme s’ils l’interprétaient… de manière convaincante, intense, sans donner l’impression qu’ils sont sous le regard de l’appareil de prise de vues. Il n’est pas anodin d’ailleurs que, parmi les acteurs non professionnels présents dans Les Damnés, certains étaient déjà apparus auparavant : on reconnaît notamment Timothy Carlson, le père de famille de Stop The Pounding Heart dans le père nordiste de deux adolescents qui se sont engagés avec lui.

À travers les quelques discussions qu’ont entre eux des soldats, le spectateur apprend comment et pourquoi ils se sont retrouvés dans ce régiment de volontaires, comment ils voient la guerre, comment ils considèrent la Patrie… Si, au début, il y a de l’optimisme et de l’espoir chez certains d’entre eux, sont exprimés au bout d’un moment, chez ceux-ci ou chez certains autres, des doutes lancinants quant au bien-fondé de leur mission, de la désillusion, de l’ennui, une opposition à la guerre, une mise en question de la foi chrétienne. La Nature qui apparaît d’abord accueillante devient hostile, notamment quand l’hiver arrive.
Est frappant le fait que les thématiques abordées via les dialogues, que les points de vue des soldats ne sont qu’esquissés, que suggérés. Tout est dit à demi-mot. La parole est flottante. La question de l’esclavage est évoquée à peine plus d’une fois et assez laconiquement, quand un Nordiste raconte appartenir à la communauté des Dunkers – des Chrétiens pacifistes opposés à la servitude forcée des Noirs.

Ce qui peut être considéré comme un défaut : une approche superficielle des caractères – très peu de personnages sont d’ailleurs identifiés par un (leur) prénom -, nous est au contraire apparu comme une remarquable qualité : le refus de tout discours trop clairement constitué qui serait asséné comme une vérité. Il faut noter à ce propos que Minervini laisse une grande place à l’improvisation, tourne sans scénario préétabli.
Au bout d’un temps, le spectateur peut ne plus comprendre du tout ce que les personnages cherchent, font, et eux-mêmes ne plus le savoir… Un sentiment de vide existentiel semble envahir certains Nordistes, qui souffrent d’un manque ou d’une perte de sens.

Le travail sur l’image est particulièrement intéressant, notamment la volonté de mettre les personnes filmées dans des zones de netteté très étroites, d’utiliser le plus souvent une profondeur de champ réduite. On ressent fortement la solitude des hommes, et la distance qui les sépare de la Nature. À ce propos, Minervini nous a déclaré : « Nous sommes dans un monde à deux dimensions, en opposition aux guerres modernes à trois dimensions [avec la profondeur]… le champ de vision humain est limité. Donc il y a une sensation d’incertitude constante. On ne sait pas ce qui se passe au-delà d’un horizon très proche ». Et puis, « je suis dans une position dialectique avec le cinéma américain de guerre » : « Il a toujours utilisé la beauté du paysage pour rendre l’expérience de la guerre plus facile à digérer, plus belle. Les paysages du Vieil Ouest sont toujours magnifiques, majestueux. Moi, j’élimine ça, notamment grâce à la faible profondeur de champ ».

Le directeur de la photographie, Carlos Alfonso Corral, a accepté de répondre à quelques questions depuis Los Angeles. Concernant la caméra et les optiques, il nous a déclaré : « Nous avons tourné avec l’ARRI Alexa Mini Large Format pour sa résistance, notamment face aux conditions météorologiques rigoureuses du Montana, ainsi que pour son large champ de vision, qui a contribué à créer cette faible profondeur de champ. Concernant les objectifs, nous avons opté pour des focales fixes Canon télémétriques des années 60 en raison de leur caractère et de leurs aberrations de mise au point, qui accentuaient l’effet de flou sur les bords. La majeure partie du film a été tournée avec une focale de 25 mm, en maintenant toujours une ouverture maximale pour une faible profondeur de champ. À l’époque, cet objectif de 25 mm avait été fabriqué sur mesure. Les Damnés est le premier film à l’utiliser depuis qu’il a été recarrossé par TLS  [True Lens Service] ».

Le film oscille entre l’élégie, avec sa musique minimaliste, fragile comme un triste murmure (2), et la tragédie. Les soldats filmés sont damnés, peut-être parce qu’ils ont pris l’épée et ont tué leur prochain. Et ils sont condamnés : ils périssent et périront par l’épée – la parole christique et évangélique est prononcée dans le film. La mort rôde dès le début des Damnés avec l’image, longue, de loups dévorant un animal qu’ils ont peut-être tué. Des Nordistes sont massacrés, on l’a vu. Les quatre qui sont partis en éclaireur quelque temps auparavant sont obligés de se séparer en deux groupes. Tout se délite. À court de vivres, leur sort est incertain. Les deux soldats sur les images desquels le film se termine, courent dans la neige. Le silence règne quasiment. À un moment, immobiles, ils lèvent les yeux au ciel et, alors que les flocons tombent sur eux, l’un murmure : « C’est si calme ». Une fin, épiphanique, qui n’est pas sans évoquer celle de la nouvelle Les Morts de James Joyce (1914).

Note :

1) Il peut observer, scruter les visages des soldats sur lesquels s’attarde souvent et longuement le metteur en scène.
2)
C’est le directeur de la photographie Carlos Alfonso Corral qui a composé la musique du film. Il nous a expliqué l’avoir fait, pour la quasi-totalité, après les prises de vues, mais avant le montage : « Roberto aimait vraiment travailler sur la musique sans l’image au départ. Pour moi, cela avait quelque chose de vraiment particulier, car rien n’était consciemment imposé à l’image. En me basant sur le souvenir de l’expérience, j’avais l’impression que les émotions me guidaient davantage que l’image elle-même. D’une certaine manière, j’ai essayé d’imaginer à quoi pourraient ressembler des souvenirs, sans distinguer clairement l’instrumentation, tout en laissant certaines sonorités familières apparaître et disparaître, comme le violoncelle ou les cordes qui émergent de temps à autre. Un espace liminal, peut-être ».

Pour info :

* Les réponses en italien de Roberto Minervini et en anglais de Carlos Alfonso Corral sont traduites par nos soins.
* Les Damnés a reçu le Prix meilleure mise en scène au Festival de Cannes 2024, dans la sélection Un certain regard.

 



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