Tout salarié pressuré par la routine a un jour rêvé de tout quitter, de changer de vie radicalement, de s’exiler loin de la ville pour se sentir en harmonie avec la nature sans contrainte ni horaire. En somme, d’aspirer à une liberté totale, loin de tout asservissement à une doctrine aliénante, pour se laisser aller au loisir et à l’oisiveté. Comment atteindre ce but ? C’est en partant de cette réflexion simple et universelle que Rodrigo Moreno a pensé Los delincuentes, conte hédoniste et anarchiste matérialisant une utopie possible, débarrassée de toute considération sociale et politique ancrée dans le monde du travail.
À travers la quête des deux (anti)héros, le système capitaliste est pointé du doigt sans les gros sabots coutumiers de la fiction de gauche, avec une douceur presque irréelle, à la recherche (illusoire ?) d’un bien-être possible de l’individu. Il était une fois, pour reprendre le modèle du conte, deux modestes employés d’une banque de Buenos Aires, Moran et Roman, piégés par les petites habitudes d’une existence morne et dépassionnée. Ils ne sont pas malheureux, mais subissent cette pression persistante qui se glisse insidieusement dans le quotidien des salariés jusqu’à leur retraite. Un jour, Moran décide de bouleverser le cours des choses en passant de l’autre côté de la barrière : il vole une somme équivalente à une vie de salaire, ni plus ni moins. Juste assez pour se la couler douce. Évidemment, ce n’est pas sans risque. Plutôt que de fuir les autorités, Moran se livre volontairement à la police afin de purger une peine de prison de trois ans et demi, demandant à son ami de cacher l’argent dans un lieu sûr pendant tout ce temps. Désormais délinquants, leurs destins sont liés ainsi que leurs rencontres picaresques au gré d’un scénario sibyllin, moins lâche que prévu, fait de hasards et de coïncidences. Pour apprécier pleinement le film à sa juste valeur, il faut passer outre une invraisemblance de taille mettant à mal notre incrédulité : personne ne semble se soucier de l’argent disparu et à aucun moment Moran ne sera interrogé sur ce point. Ni son complice Roman qui pourtant est suspecté par la banque pour avoir aidé son ami. Finalement, cet écart volontaire à la sacrosainte logique du récit n’a pas tellement d’importance sauf pour les esprits cartésiens, craignant de s’aventurer dans un cinéma libertaire et gentiment dérangé, qui m’a rappelé toute proportion gardée la folie douce de Comme un avion de Bruno Podalydès et surtout des Naufragés de l’île de la tortue de Jacques Rozier.
Los delincuentes – titre trompeur qui rappelle les innombrables drame sociaux en vogue au sein du cinéma sud-américain contemporain- débute comme une satire au vitriol du monde du travail. Le réalisateur décrit la banque et les pantins qui s’y agitent mécaniquement comme un lieu sinistre, une administration vieillotte à peine plus épanouissante que la prison dans laquelle Moran va purger sa peine. Ces vestiges d’une civilisation dépassée, symboles de l’enfermement, sont représentés par des décors grisâtres figés dans le temps, à rebours d’une modernité qu’elle est censée incarner en théorie. Et ne valent pas mieux l’un comme l’autre. Dévaliser une banque est finalement perçu comme une bonne action. Il ne s’agit pas d’une coïncidence si le même acteur interprète le maffieux local de la prison et le directeur de la banque, les deux faces d’un personnage identique, coincé dans ses valeurs archaïques, misonéistes, pourrait-on dire, avec comme seul Saint Graal, le fric. Rodrigo Moreno, dans une optique fantasmagorique de réinventer un art de vivre, offre un contraste saisissant entre sa manière de filmer les paysages sublimes de Cordoba, provoquant un sentiment de plénitude, et la morosité urbaine.
L’arrivée de Roman à la rivière pour cacher le butin est une invitation au bonheur, à la paresse dans une sorte d’Eden, de paradis perdu solaire. Peu à l’aise dans cet environnement idyllique, Roman commence par réfréner cette invitation auprès du groupe de néo-ruraux, réflexe spontané de citadin déshabitué du geste généreux. Il finit par céder, boire du vin, nager et jouer à des jeux de langage : péché mignon d’un cinéaste passionné par les mots qui s’est par ailleurs amusé avec les anagrammes des prénoms des personnages (Moran, Roman, Norma, Ramon, Morna). Et aussi, pourquoi pas, tomber amoureux. Même rengaine pour Moran ; il a rencontré les mêmes joyeuses personnes avant de se livrer aux autorités. La trajectoire des deux amis est similaire, mais décalée dans le temps, dans un récit scindé en deux parties. La cohérence du film se situe à tous les niveaux de fabrication, créant une osmose émotionnelle sidérante. Elle s’affiche déjà par la transparence, la mise à nu des intentions et des orientations philosophiques et politiques de son auteur. La forme nonchalante épouse la structure flottante de la narration à la fois réfléchie et pulsionnelle. La mise en scène parvient à créer chez le spectateur un sentiment d’euphorie, stimulant tout un imaginaire présent en chacun de nous. Sa mollesse de surface – montage relâché, plans fixes assez longs, lumière naturelle – a du mal à dissimuler son ampleur romanesque, son ambition secrète derrière la modestie de l’entreprise malgré ses 3 h 10. Asséner qu’un film peut être un documentaire sur son tournage, ce qui n’est pas une vérité absolue, s’applique en général à des œuvres complexes et compliquées, dites « malades », à l’instar d’un Apocalypse Now et de Sorcerer, derrière lesquels on ressent toute la folie et la souffrance d’une équipe de tournage. Or, dans Los delincunetos, le contraire se produit. La générosité communicative du film laisse supposer le climat d’un tournage serein, d’une communion entre tous les acteurs – au sens large – du projet. À l’écran, ça se transmet par cette promiscuité ressentie envers les personnages. En contrepoint, comme dans une bande dessinée, certaines silhouettes volontairement stéréotypées sont éreintées sous le regard malicieux du réalisateur, plus joueur que réellement méchant.
Rejouant une forme d’utopie héritée des années 70, Rodrigo Moreno assume la naïveté de son propos ainsi qu’un émerveillement quasi enfantin devant le destin atypique de Moran et Ramon, deux inoubliables personnages de fiction, qui réinventent une idée d’un cinéma d’aventure, libre et solaire, jusqu’à cet épilogue à la force tranquille, magnifique hommage au western.
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