Rodrigo Sorogoyen change d’environnement à chaque film. Ses personnages n’ont guère besoin de trop parler, tant des décors bien spécifiques ont la primauté une grande partir du discours : les rues caniculaires de Madrid dans le suffocant Que Dios nos perdone (2016), les bureaux feutrés et les coulisses de la politique dans le haletant El Reino (2018), ou le littoral landais dans le tendre-amer Madre (2020). C’est dans un village laissé pour compte de Galice qu’il pose le décor d’As Bestas. La terre humide absorbe les larmes retenues de la souffrance, la forêt cache de ses feuilles un esprit de clocher, les roches matent la moindre révolte venant de l’extérieur. Tout le monde se connaît dans le milieu agricole, le territoire des conflits y est bien délimité : les étrangers contre les natifs, les défenseurs et les opposants d’un projet d’éoliennes, les nouvelles formes contre la tradition.

As Bestas – Copyright Lucia Faraig

La détestation ferme que portent les deux frères (du cru) Xan et Lorenzo envers Olga et Antoine, couple de Français installés depuis quelque temps pour faire revivre la région, en rénovant des maisons délabrées et en développant l’agriculture écoresponsable locale, ne fait aucun doute. Ce qui s’apparente d’abord à un bizutage puis à de la xénophobie, transforme les contours de débat d’idées et de guerre des voisins en un sinueux thriller psychologique de boule au ventre. Rodrigo Sorogoyen commence le long-métrage in medias res, et précise ses intentions à mesure que les dialogues haussent le ton. Il ne traite pas cette guerre froide comme une banale divergence de points de vue, mais plutôt comme une tragédie grecque à l’issue inéluctable. Olga et Antoine, pris dans un étau, n’ont d’autre choix que d’accepter, voire de souscrire au harcèlement dont ils sont victimes, empêchés par l’omerta des autres habitants historiques. C’est l’intimidation constante qui devient le moteur d’une intrigue impliquant la tension sourde des silences. Les mots enclenchent un engrenage qui précipite de plus en plus le fatum. On parle effectivement très rapidement de menaces de mort. Antoine, dont les deux premiers tiers d’As Bestas suivent le point de vue, ne veut pas croire à l’insécurité croissante qui pèse sur lui, et invisibilise les avertissements de sa compagne. Olga (Marina Foïs dans un firmament d’introspection avisée) est ange gardien d’Antoine (Denis Ménochet, époustouflant de stupéfaction fragile et de retenue frustrée) et finit par devenir le personnage levier par lequel se dénoue l’intrigue.

As Bestas – Copyright Lucia Faraig

Le changement de point de vue intervient après une scène clé – la plus belle –, justifiant le propos des toutes premières minutes sur les aloitadores, ces « combattants » galiciens qui immobilisent les chevaux semi-sauvages pour leur couper une partie de la crinière et ensuite leur procurer des soins. La réalisation est d’une radicale homogénéité par l’habitude qu’elle crée dans le regard, et par l’impression (erronée) de statu quo qu’elle suscite dans la relation entre le couple français et les frères Anta. Au début, le jour est consacré au travail en extérieur, la nuit tombée est consacrée aux intérieurs. Le rituel quotidien du bar pour Antoine est un tribunal d’attaques personnelles, au langage distancié ou terriblement frontal et violent. La contradiction entre la fixité des plans et le déchirement des mots est à l’origine d’une tension attisée dans sa braise. Et puis l’équilibre se disloque, les parties bien quadrillées sautent dans l’autre catégorie, la peur et la travail se mêlent, le couple n’a plus la mission de noyau protecteur, la frontière entre amis et ennemis se brise.

As Bestas – Copyright Lucia Faraig

Dans le rythme de l’écriture, on assiste souvent à un pic d’adrénaline dans les silences, suivi d’une détente lorsque les dialogues sont prononcés, puis de l’omnipotence du doute quant à cette causalité. L’extrême puissance du film repose sur la juxtaposition de deux directions différentes (le chemin assuré de la tragédie d’un côté, la sidération de l’autre). Et tous ces courants contraires, fruits d’un harcèlement banalisé, font surgir un miroir de la condition sociale jusqu’à empoisonner les absents, à l’instar de la fille d’Olga, qui se lance dans une diatribe assassine contre sa mère, au sein d’un plan-séquence concentré sur deux faciès sculptés d’agacement et d’incompréhension.

As Bestas – Copyright Lucia Faraig

La justesse de ne jamais surécrire, la nécessité impérieuse de ne jamais surréaliser, avec la volonté de déchiffrer ces personnages, tout en leur prêtant les mots justes qui ne sont pas les bons pour se comprendre entre eux : As Bestas, d’un quotidien extraordinaire, regorge de stimuli et de détails non-ostentatoires d’une immense valeur. Ses images saisissantes et son scénario méticuleux (à quatre mains avec Isabel Peña) ne visent pas à une catharsis par la gêne, mais plutôt à l’ancrage durable d’un antagonisme irréconciliable entre la parole et la suspension des voix. Quand il filme les corps, c’est pour les montrer en action, au travail, dans leur fonction. Quand il filme les bustes, c’est pour insister sur les points d’appui et les mains éloquentes. Quand il filme les visages, il plonge au cœur de l’action. De la parole (ou de la non-parole) naît la narration. Le cadre se joue des perspectives, et fait subir le déroulé à Antoine et Olga plutôt que de les rendre complètement acteurs. Le moindre plan les montre déjà perdants, face à des autochtones « qui n’ont rien à perdre », comme le dit Olga à Antoine. La musique enracinée d’Olivier Arson achève de prendre le décor comme véritable enjeu de ce long-métrage. La terre de Galice verra naître, mourir et passer des générations de personnes. Entre les nouveaux et les anciens, qui a raison ? Rodrigo Sorogoyen s’immisce dans ces relations interpersonnelles, mais sait de toute façon que le décor aura toujours raison.

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