Un film d’abord léger et plaisant, qui vire vite au plaidoyer édifiant sur la condition des aborigènes en Australie. Une belle prestation de l’acteur « indigène » David Gulpilil mais l’ensemble est abîmé par un synopsis trop manichéen…
Dans le dernier film du réalisateur Rolf de Heer, on retrouve le comédien David Gulpilil, emblème des aborigènes dans le cinéma australien, dont on se remémore encore les premières apparitions, dans « Walkabout » (1971) de Nicolas Roeg et « La Dernière Vague (1977) de Peter Weir. Le sort de son personnage, Charlie, est une allégorie davantage fictive que strictement biographique, des avanies subies par l’acteur lui-même, passé un parcours inespéré qui l’aura consacré du jour au lendemain star autochtone au talent spontané. Cette célébrité internationale le conduira à l’alcoolisme, avec son corollaire, la rupture de ban et la prison.
Gulpilil cosigne le scénario du film, présenté par Rolf de Heer comme une expérience de rémission pour son interprète, et surtout une renaissance artistique. Le caractère éminemment personnel du récit est redoublé par le fait que l’acteur, et le réalisateur, ont voulu en faire un destin exemplaire : une métaphore de la condition aborigène, soumise aux violences du colonisateur blanc. La première de ces violences, c’est la dépossession de soi : une acculturation sous couvert de civilisation ; la plus grande, enfin, c’est la privation pure et simple du « Pays ». Les natifs sont devenus étrangers sur leurs propres terres. Ce sont des marginaux sans emplois, des allocataires hagards qui errent dépenaillés, ou restent confinés dans leurs taudis. La pratique ancestrale de la chasse, perpétuée davantage pour survivre que par goût du folklore, est réprimée par les policiers blancs paternalistes. Chacun campe sur ses positions, avec de la mauvaise foi d’une part et de l’autre, dans l’incompréhension réciproque. Désormais, l’indigène, s’il veut s’intégrer « proprement » au modèle économique du colon, devra consommer la « junk food » industrielle des « blancs » dans les fastfoods et supermarchés, et ne plus se livrer à des « incivilités » dangereuses.
La première partie du récit, assurément la plus plaisante, plante nonchalamment le décor, sans trop de didactisme. Le dénuement est là mais la colère est encore embryonnaire ; elle est ritualisée de façon enfantine, à la manière des joutes d’insultes pratiquées dans les tribus. Durant son périple matinal, Charlie insulte sans distinction son frère basané, qu’il croise au volant de son camion « poubelle », et les policiers qu’il interpelle sur son passage : des « bâtards » de blancs. Chacun surenchérit, et se rend la pareille en guise de salut, jovial et ordurier. Dans cette chronique désabusée mais sans gravité, c’est la rouerie de Charlie qui domine – insolences, combines, duperies, fumette… Le ton est un peu naïf, même « picaresque ». La mélancolie s’y insinue avec, ça et là, de petites amertumes, doucement corrosives.
Le réalisateur honore le charisme encore intact de son acteur, dans une série de scènes intimistes et contemplatives, alternées avec des tranches de vie, pleine d’une truculence populaire. Mais le maniérisme de la réalisation pointe. Un pianotage musical souligne, à force d’être répété, la tristesse de cette condition, et dans le même temps, la noblesse de celui qui l’endure en silence. La composition des plans, leur durée, et les gestes, sont tous un peu trop appuyés, voire, un peu trop signifiants. Ce problème de mise en scène va s’amplifier dans le développement du récit où De Heer sacrifiera la première veine, « insouciante », pour ne plus dénoncer que l’indignité de la vie, imposée à Charlie, et partant, à ses semblables, les aborigènes. A la première plainte venue, le pouvoir blanc, inique, fera d’eux des criminels.
Les promesses de l’ouverture, assez réussie, ne seront donc pas tenues. Le film bascule inexorablement de la fable légère au plaidoyer dramatique, compassionnel, trop bien pensant. Un mea culpa en forme de bonne conscience. Malgré une apparence de sobriété, dénuée de spectaculaire, le film livre vite ses ambitions assez paradoxales, de grande et digne fresque. C’est un récit proche du stéréotype chrétien à la moralité très consensuelle. Rolf de Heer accumule les épisodes comme autant de films au sein du film – la chronique inaugurale, le périple initiatique dans le bush, la damnation urbaine à Darwin, puis le rachat terminal après la prison (une rédemption en bonne et due forme) – comme s’il tenait absolument à faire passer un message universel dans le destin très humble du personnage. Celui-ci ressortira du film, l’humanité repentie et mieux étoffée. Après la déchéance éthylique, le happy-end se veut rassurant. Charlie, le « bad guy » frondeur asocial, renaît en cédant à la supplique réitérée par les siens : enseigner aux enfants l’art des danses tribales, dont il est le dernier détenteur. Chacun, le sujet, la culture, doublement anéantis, y trouvent un sursaut de dignité. Cette volonté d’épopée très édifiante, pétrie de louables intentions, finit par se retourner contre le film, transformé en un itinéraire manichéen, esthétisant et édulcoré ; on le regrette.
visuels © Nour Films
Le film est en salles depuis le 17 décembre 2014
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