La sortie contrariée de Saint Maud sous nos latitudes, d’abord prévue pour les salles obscures avant qu’un deuxième confinement accompagné d’une seconde fermeture des cinémas français n’ait raison de son sort, aboutit à condamner le film aux limbes de la VOD courant 2021. Quelques mois plus tôt en 2020, il remportait le Grand Prix au festival de Gérardmer et avait de nombreux projecteurs braqués sur lui. Pas la peine de réécrire l’histoire et de s’interroger quant à l’impact éventuel de l’œuvre dans l’hypothèse d’une exploitation plus classique, soulignons cependant que le premier long-métrage de Rose Glass aura connu le paradoxe d’une forme de célébration invisible. Réalisatrice londonienne, elle s’inscrit parmi les visages d’une nouvelle génération de femmes (Charlotte Colbert, Georgia Oakley, Charlotte Wells, Molly Manning Walker, Charlotte Regan) bien décidées à proposer de nouveaux regards et s’imposer au premier plan de l’autre côté de la Manche. Quatre ans après son formidable coup d’essai, confrontant croyance et possession, terreur psychologique et body horror, Glass traverse l’océan Atlantique pour tenter son rêve américain. Toujours accompagnée par le prestigieux distributeur A24 (désormais consacré suite au triomphe d’Everything Everywhere All At Once) et sa coscénariste Weronika Tofilska, la cinéaste envisageait initialement de situer le récit en Ecosse avant de faire le choix des États-Unis, territoire de mythes et de fantasmes qu’elles chercheront à s’approprier, interroger, réinventer. La cinéaste et sa collaboratrice écrivent directement pour Kristen Stewart, qui croise des visages identifiés tels qu’Ed Harris, Jena Malone, Dave Franco mais aussi une révélation, Katy O’Brien. Les deux femmes délaissent l’horreur mais pas le cinéma de genre, Love Lies Bleeding se pose en pur récit de vengeance rétro (l’histoire se déroule en 1989) dans le monde des salles de sports et stand de tir. Présenté à la Berlinale 2024 en sélection officielle hors compétition, il arrive sur les grands écrans français à l’aube de l’été. Lou (Kristen Stewart), gérante solitaire d’une salle de sport, tombe éperdument amoureuse de Jackie (Katy O’Brian), une culturiste ambitieuse. Leur relation passionnée et explosive va les entraîner malgré elles dans une spirale de violence.
Dans l’Histoire américaine, 1989 marque la fin de huit ans de présidence reaganienne qui auront largement imprégné le cinéma populaire états-unien, au moyen d’une imagerie célébrant la puissance du corps masculin, dans ce qu’il a de plus primaire. Qu’il s’agisse de Sylvester Stallone (Rambo 2, Rocky 4, Cobra, Over the Top), Arnold Schwarzenegger (Commando), Patrick Swayze (Road House) ou autre Chuck Norris (Delta Force), cette ode à la virilité et à la démonstration de force a déployé plusieurs visages. Il était à l’époque question de réinventer le mythe du cowboy dans le contemporain, relancer le rêve américain à des fins flirtant parfois (souvent ?) avec une dimension propagandiste. Ce pays de l’Oncle Sam caricatural, tombé en désuétude avant de revenir en force à l’aune des années Trump tout en étant plus que jamais contredit par les milieux militants et l’ère #MeToo, Rose Glass le pénètre franchement et ouvertement. Du moustachu à mulet violent et minable campé par Dave Franco, au stand de tir tenu par Lou Sr. (Ed Harris) célébrant les armes à feu dans toute leur diversité, en passant par le désert, lointain far-west (le shérif est aux ordres du notable local), jusqu’au lieu de travail de l’héroïne, largement fréquenté par des mâles… Toutes les facettes de cette masculinité toxique, de cette Amérique rance issue de la Bible Belt, confondant racines et archaïsme, sont représentées à l’écran. Mais plutôt que de la juger, la réalisatrice l’investit (à la manière d’un Verhoeven, qu’elle ne manque pas de citer, Jackie pouvant être une cousine lointaine de la Nomi Malone de Showgirls), l’interroge et en fin de compte se l’approprie. Il n’est pas question de révisionnisme mais de contre-proposition, une nuance essentielle dans son approche. Pas de glorification ou de nostalgie fétichiste aux 80’s, mais un exercice de réinterprétation, de relecture d’un cinéma « burné ». En cela, elle s’inscrit dans les pas de Kathryn Bigelow et pousse encore plus loin la logique de Blue Steel et Zero Dark Thirty où une héroïne pénétrait un milieu viril avant de s’y adapter. Les masques de présidents arborés par des enfants dans Love Lies Bleeding font d’ailleurs office d’échos aux braqueurs de Point Break. Une référence parmi tant d’autres à une certaine culture de vidéoclub : la coiffure de Jackie renvoie à Jennifer Beals dans Flashdance, la salle de sport a des airs de Double Deuce, le bar de Road House, la maison de Lou Sr. évoque celle des beaux parents d’Over the Top… La cinéaste ne prend jamais de haut cette filiation, offrant ainsi un pendant engagé et réflexif (et disons-le, pleinement réussi) au bancal Cold in July de Jim Mickle. Mais l’hommage le plus assumé (jusqu’à son affiche française) est évidemment l’image de cette voiture jetée dans un fossé renvoyant au final culte de Thelma et Louise, lui aussi récit d’une émancipation à travers un genre bien codifié, le road movie criminel éprouvé dans diverses époques et contextes (Bonnie & Clyde, True Romance, Pierrot le fou ou le récent Queen & Slim).
Néanmoins, contrairement au polar de Ridley Scott, la chute dans cette faille métaphorique n’agit pas comme l’instant de l’ultime sacrifice mais comme un lieu allégorique, où chacun vient se défaire d’un passé trop encombrant. Qui plus est, le canyon est constamment baigné dans une lumière rougeâtre, fruit du travail du chef opérateur Ben Fordesman (déjà à l’œuvre sur Saint Maud), renforçant un certain onirisme qui irrigue le tout. Des visions hallucinées (en résonances aux transes du long-métrage précédent de Glass) traversent ainsi le film quelque part entre rêves et traumas bien réels refaisant surface. Des écarts quasi surnaturels, expressionnistes même, qui tendent à matérialiser et exacerber les sentiments des personnages, leurs ressentis. La couleur rouge unit ainsi Lou à son père et illustre la brutalité inhérente à leur famille. La violence, objet de fascination pour l’Amérique (notamment celle des hommes, d’Ed Harris et Dave Franco) semble héréditaire. Trois femmes se retrouvent ainsi confrontées à celle-ci. Le personnage incarné par Kristen Stewart (à l’aube de la période la plus intéressante de sa carrière, bientôt chez Panos Cosmatos et Albert Serra) ne peut que tenter vainement de lui tourner le dos, créant une rupture avec son foyer. La deuxième, Jackie, assume pleinement sa puissance et sa « différence », la cultivant même, quand l’épouse soumise et battue jouée par Jena Malone se pose en avatar (ou photographie tristement figée) de son époque. Se joue une subtile inversion des tropes, où le parent absent n’est plus, comme de tradition, le père, mais la mère, où l’habituelle sexualité hétéronormée n’a plus rien d’excitant. Par conséquent, la culturiste, la plus physiquement virile, cadrée comme un colosse lorsqu’elle se met en colère, est aussi la plus douce et la plus fragile. À sa violence bestiale, pulsionnelle, répond le calme et la méthode de Lou. Loin de tout pensum militant (le lesbianisme des héroïnes n’est pas un enjeu théorisé), Love Lies Bleeding est une œuvre viscérale, sexuée et profondément charnelle. Un rapport au corps quasi mystique où le sexe réveille la « bête » en Jackie, dressant ainsi un pont net entre cette dernière et la protagoniste de Saint Maud, dont la frustration entraînait une épiphanie religieuse. Le corps est comme un sacerdoce qui exige des sacrifices et des abnégations.
Le film atteste d’une montée en gamme impressionnante de sa cinéaste. Rose Glass creuse le même sillon d’un cinéma de genre pleinement assumé tout en offrant une contre-proposition à ses codes. Comme dans Saint Maud, le fantastique a quelque chose de salvateur, de transcendant, plus que n’importe quel dogme ou croyance. Plus encore, il impose la réalisatrice comme la cheffe de file d’un cinéma féminin rageur et puissant, qui ne cède sur aucun terrain pour aller prendre ce qui lui est dû par la seule qualité de son art. Il en devient le geste de cinéma le plus furieusement politique, moderne et transgressif qu’on ait vu depuis bien longtemps. Le long-métrage est, à certains égards, le prototype secrètement rêvé d’un cinéma post-MeToo, conscient des problématiques présentes et à venir mais qui se refuse à effacer (cancel) ce qui a précédé, préférant proposer une alternative incarnée. Il laisse ainsi le choix aux spectateurs d’accéder à la contre-proposition et de l’accepter, ou pas. En cela, les tristes réactions rencontrées par le film au dernier BIFFF sont on ne peut plus révélatrices d’un vieux monde hermétique aux changements se confondant dans sa médiocrité crasse plutôt que de s’ouvrir un tant soit peu. Les trente-cinq ans qui séparent le récit de Love Lies Bleeding du présent ont-ils fait évoluer les choses ? En dialoguant avec hier, la réalisatrice construit demain. Elle ne replonge pas dans cette période par nostalgie (pour l’anecdote elle est née en 1990, soit un an après le scénario) mais à dessein afin reprendre l’Histoire là où elle peut être écrite, en pleine glasnost, à quelques mois du tournage de Thelma et Louise et de l’arrivée au pouvoir de George Bush… Au fond, son projet n’est pas si éloigné de celui entrepris par Quentin Tarantino tout au long de sa carrière jusqu’à atteindre son acmé sur Once Upon a time…in Hollywood. Le cinéma de Rose Glass n’est pas un cinéma de bonnes intentions mais il témoigne d’une nécessité de joindre au fantasme le geste créateur pour lui donner vie (magnifique séquence finale qui laissera certains spectateurs cyniques sur le carreau) et faire émerger, à sa manière, une forme de transgression. Cette réussite éclatante qui confirme les promesses placées en son autrice, a tous les atouts pour nourrir l’imaginaire de nouvelles générations, en décrochage avec un pan du référentiel invoqué tantôt (celui-ci étant parfois ingrat parfois brillant), à la fois comme une porte d’entrée vers un courant déconsidéré et la marche à suivre quant à une culture déconstruite dont les qualités militantes ne se limitent pas à des slogans réversibles ou des études marketing.
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