Sur le pont du luxueux navire de croisière, des milliardaires se prélassent. En-dessous, le personnel de réception et d’animation tient un dernier briefing : il faut servir le client au mieux, passer tous ses caprices. Pourquoi ? Que voulons-nous, rappelle la responsable de tout ce petit monde ? De l’argent ! Et les employés de scander en chœur, en tapant des pieds : Money ! Money ! Money !

Pendant longtemps, très longtemps. 

Entassé à l’étage inférieur, le personnel philippin subit les soubresauts provoqués par le délire capitaliste de l’étage supérieur.

Mais, dans un mouvement dialectique marxiste, les exploités auront bientôt l’occasion de se montrer à la hauteur du cynisme de leurs maîtres. Le dernier volet du film, c’est l’Ile des esclaves en version trash. 

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Le monde est moche, le monde est à vomir. L’argent, le pouvoir, le sexe, en sont les vrais maîtres. Tel est le postulat de Sans Filtre, livré, comme le titre français l’indique, sans poétisation aucune. Sans grande imagination non plus : le bateau et ses étages comme métaphore de l’inégalité sociale, on a déjà vu, non ?

Lesté de ce « message » univoque, le film a le mérite de sa grande cohérence : les toilettes y débordent, le vomi y dégouline, les gens, surtout les plus beaux, s’y montrent plus laids les uns que les autres. Les scènes sont étirées à l’extrême, jusqu’au malaise. Ainsi de la scène de plus de vingt minutes qui oppose deux amoureux (les deux jeunes héros) autour d’une note de restaurant. Ils sont beaux, ils sont riches, et ils parlementent jusqu’à l’épuisement pour savoir qui va payer. Ainsi de la grande scène de nausée collective qui occupe le mitan du film.

On peut y voir une caricature truculente. Mais on est en droit de se demander s’il ne faut pas être un peu masochiste ou profondément misanthrope pour encaisser une telle charge. 

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Sans filtre apparaît ainsi comme un simple décalque de The Square (2017), à ceci près que le monde de l’art contemporain a laissé place à l’univers de la mode et des plus fortunés. Si ce simple déplacement a permis à Östlund de glaner une nouvelle palme d’or, il témoigne surtout du caractère mécanique de son cinéma qui ne consiste finalement qu’à placer des personnages privilégiés dans des situations embarrassantes pour observer comment leurs faiblesses et leurs abjections morales prennent le pas sur leur apparence de respectabilité. Le procédé peut paraître amusant de prime abord mais il révèle à nos yeux l’absence de véritable point de vue du réalisateur sur la société qu’il filme, l’étroitesse de son propos et le schématisme de son geste. Son opus précédent avait au moins le mérite d’apporter un soupçon de nuance dans la description des personnages. Ici, le tableau dressé est vierge de toute complexité et ne repose que sur un amas de clichés. Loin d’être une prouesse architecturale soutenant plusieurs étages de significations et de résonances comme le sont tous les chefs d’œuvres, cette farce est un château de cartes ne reposant que sur les rires qu’il s’efforce de provoquer chez le spectateur à chacune de ses séquences.

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Car que nous dit réellement l’œuvre d’Östlund ? Que les sociétés européennes sont profondément inégalitaires, que les ultrariches sont des êtres immoraux et que le pouvoir appelle le vice, la cupidité au détriment de la solidarité ? Loin de s’en offusquer, le cinéaste semble s’en réjouir car il a trouvé de quoi faire son miel, faisant de la provocation teintée de misanthropie la seule matière de son travail. Il y a un acharnement anti-humaniste un peu houellebecquien chez Östlund. On peut le savourer, mais on peut aussi regretter que le choix n’ait pas été fait de « transcender les saloperies de [l’]époque au lieu de s’y complaire », de ne pas « écras[er] l’horreur sous la beauté » (1), la poésie, l’imagination. Enfin, de ne pas laisser beaucoup de place à la capacité d’interprétation de son spectateur. On voit bien ici toutes les limites de ce projet de cinéma qui a tout de la fausse subversion : ricaner des travers connus de tous et en faire sa seule valeur. 

(1) Je reprends ces formulations à Marc-Edouard Nabe et à sa critique de l’œuvre de Houellebecq dans Le Vingt-septième livre.

Sans Filtre ( Titre original: Triangle of Sadness), Palme d’or à Cannes.

Ruben Östlund

2h29

Sortie le 28 septembre 2022

 

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