De Lost River, subsisteront des couleurs et des formes, des éclats de lumières et de voix, des visages craintifs éclairés par les néons et les flammes, des fragments. Comme si l’invitation au voyage, aux sens en éveil, avait pris le pas sur l’esprit. Pourtant, l’intrigue a la limpidité d’une fable contemporaine. Billy, une mère et ses deux garçons habitent Lost River, une ville qui se meurt, dont tout le monde s’enfuit. Mais malgré les menaces d’expulsion, Billy résiste, veut garder cette maison. Elle se refuse à ce qu’elle devienne un tas de gravats comme celle de ses voisins. Accompagné de la radieuse Rat, Bones, l’aîné, cherche tous les moyens pour s’en sortir, en volant de la ferraille au péril de sa vie. Et lorsque pour racheter sa dette, cet inquiétant directeur de banque propose à Billy de travailler dans ce mystérieux club, elle va pénétrer dans un monde insoupçonné.
Ce ne sont pas les éléments surnaturels qui tirent Lost River vers le fantastique, mais son étrangeté immédiate, sa propension à nous happer dans son domaine de l’ombre, à utiliser le quotidien le plus sordide pour le déréaliser, l’éclairer différemment. Nous partageons ses chimères, son atmosphère ardente et lunaire, cette manière de se réapproprier les lieux du quotidien pour leur donner une apparence fabuleuse ou effroyable. Lost River incline à voir la réalité « sous un autre jour ». Et même si les vélos en feu n’attendent pas la nuit pour surgir, à l’instar de Suspiria d’Argento, les lieux n’ont pas le même visage selon les heures : lorsque le jour se lève, les créatures immatérielles se dissiperont et les enfants se réveilleront de leurs vilains cauchemars. Tout comme le Twin Peaks de Lynch ou la bourgade de Twixt de Coppola dont la normalité s’affichait trop clairement pour ne pas en travestir la monstruosité, la scène de Lost River ouvre lentement un rideau sur l’occulte. Le théâtre et son double. Gosling tire pleinement parti de l’aspect spectral de la ville de Detroit, ce rêve américain parti en fumée, ayant laissé la place aux murs taggés résistant aux ruines. Vue par Ryan Gosling, son atemporalité fusionne les obsessions, entre le moderne et une tentation vintage d’où survivraient encore les fantasmes d’une adolescence des sixties. Le présent enfouit vainement les fantômes du passé.
Lost River s’installe donc dans cet entre deux, entre l’intime et les influences qui le portent, entre deux époques, bercé de modernité et de nostalgie. Gosling n’y cache pas son amour pour un cinéma révolu, de l’épouvante 80s au western des années 50 et des classiques de films de teenagers déjà « dans le rétroviseur » au moment où Coppola ou Lucas les tournaient. De même, le Malick de La balade sauvage s’y expose parfois comme un souvenir délivré, Lost River lui empruntant son lyrisme contemplatif et naturaliste et sa gestion de l’espace, et culminant dans ce leitmotiv obsessionnel de la maison en feu. Enfin, Barbara Steele en grand-mère folle et muette prolonge la résurgence cinéphile et intensifie l’hallucination, la persistance de l’énigmatique. Il ne filme jamais celle qui incarna la belle sorcière du Masque du démon de Bava comme une ex-Scream queen pour neo grindhouse, mais avec un immense respect, vieille dame superbe imposant sa présence magique et tragique. Elle est cette figure du passé, hantée par la disparition de son mari lors de l’anéantissement de la ville par le barrage, prostrée dans son fauteuil avec ces yeux tristes et vides et se berçant d’images d’archives dans lequel il apparaît. Elle est également « La Barbara Steele », incarnation d’un fantasme de vieux enfants, d’une période révolue du gothique italien, l’icône muette d’un Art qui ne reviendra pas. Ryan Gosling ne cède jamais à la tentation du clin d’œil cinéphile ironique.
Ryan Gosling tisse le fil du conte à partir de préoccupations contemporaines : déclassement, exclusion, délinquance, exploitation et la domination des classes défavorisées par les classes privilégiées. L’adolescence s’imprègne de mélancolie et de douleur face à un avenir sans horizon. Le portrait instantané d’une époque se dessine par le biais de la métaphore sociale. Le malheur provoque la création de nouveaux mythes, comme un mode de survie ; ils naissent de l’ordure et des ruines ; ils transcendent les traumatismes et les inégalités.
Rendue à la végétation par son agonie, la ruralité réinvestit la ville abandonnée et Lost River ressemble parfois à un coin de campagne au milieu des pierres, comme si le temps et la nature reprenaient leur droit. La présence des éléments – l’eau, le feu, les ténèbres – renvoient à la puissance de l’ancestral et du païen. Ce lac, tombeau de l’ancienne ville, d’où sortent ces tiges de lampadaires pareils à de longs cous de dinosaures, ouvre vers de nouveaux Atlantides, des espaces urbains changés en cité engloutie. En s’immisçant au cœur de la légende urbaine, en en captant la substance, Lost River retourne à la source du conte, à son oralité, expression des humbles, du peuple, culture anonyme pour les anonymes. En Lost River sommeille la même inspiration que Dead Man’s Bones le groupe rock de Ryan Gosling avec ses chansons tourmentées et espiègles, son morbide féerique enrobé de chœurs d’enfants. On se dit que Dead Hearts, Buried in water, Werewolf Heart ou Young and tragic seraient de beaux reflets des états d’âmes des héros.
Lost River revendique alors fièrement son manichéisme, ses jeunes héros et ses ogres, ce mal pointé du doigt à travers ses nantis et ses bandits, ses défis et ses épreuves. Lieu de perdition dessiné comme un château hanté avec ses cérémonies étranges, l’établissement dans lequel travaille Billy débouche sur un univers plus outrancier, aux couleurs criardes et primaires, érotique et sanglant. A la fois sophistiqué et primitif, quelque part entre silencio de Mullholand Drive, les pantomimes de Santa Sangre et les éclaboussures d’Hershell Gordon Lewis ce spectacle Grand Guignol terrifie plus par son public hypnotisé et hagard que par la violence de la représentation. Passé le seuil de sa gueule béante, sa salle pleine à craquer semble ouvrir sur une autre dimension, et Gosling maintient l’énigme de ce lieu cathartique et pulsionnel réservé à une élite en manque de frissons. Il jubile du simulacre ; il se plaît à déstabiliser par ces tours de prestidigitation, mise en scène de la cruauté.
Lost River n’est pas exempt de défauts et certains moments un peu poseurs nous rappellent qu’être acteur chez Nicolas Winding Refn laisse toujours quelques marques. Mais si Lost River ne nous lâche jamais la main dans cette promenade onirique et incandescente, toujours sur la brèche, c’est que derrière le formalisme de Gosling, il y a de la chaleur. A coups d’images comme des visions, dont le surréalisme résonne parfois comme les tableaux les plus nocturnes de Magritte, cet objet singulier et accidenté prend le risque d’errer sans fin, presque au hasard. Jamais la photo de Benoît Debie n’aura été aussi hypnotique. Dans Lost River, le lumineux surgit du gouffre. Les visages émergent des ténèbres, les couleurs primaires jaillissent dans la nuit. Sous l’effet de l’oxymore, le chaos éclaire la candeur. L’expérience sensorielle du songe éveillé implique le lâcher prise. Vu par le prisme de deux âmes pures, l’infernal, l’eschatologique s’imprègnent de douceur. Rat et Bones – magnifiques – Saoirse Ronan et Iain De Caestecker – possèdent la nudité d’un couple originel.
Lost River contient sa fragilité dans son excès même, sa pudeur dans sa fureur bariolée. C’est cet éloge de la silhouette, cette propension à troquer la psychologie contre le vertige des sens, qui rend Lost River si précieux et impalpable, plus peuplé de fantômes que d’individus en chair et en os. Il est le récit initiatique d’une adolescence perçue comme une surface indiscernable, fantasmagorique, guidé par le désir de fuite. Il est monde de mouvements et de regards, de démarches, d’errance nocturnes, de gestes esquissés, de baisers hésités. Gosling fonce comme un cheval fou, toujours droit devant, vers un imaginaire tantôt exubérant et carnavalesque, tantôt triste et somnambule. L’illusion devient la voix la plus fidèle pour traduire la peur moderne et l’apprivoiser. Cette recherche d’une beauté perdue est aussi celle d’un cinéaste cherchant à fuir le réel, à faire en sorte qu’il ne se ressemble plus. Laissant dans un état de flottement proche de celui de ses héros, envers et contre tout, Lost River exalte l’énergie éternelle du rêve et du cinéma : le rêve du cinéma.
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Olivier
quelle daube ce truc !!
Pierre Audebert
Hé hé tant pis pour toi « Pierre Murat » !
Piero
film complètement raté…