Avec La loi de Téhéran, qui avait marqué l’été 2021, Saeed Roustaee s’était révélé aux yeux du monde entier, suscitant ainsi de grandes attentes quant à la suite de sa carrière. Un an plus tard, il confirme tout le bien que l’on pensait de lui avec Leila et ses frères, fresque familiale aussi ample et captivante que son opus précédent. Présenté au dernier festival de Cannes, le film a été injustement oublié du jury présidé par Vincent Lindon qui lui a préféré le ricanement autosastisfait de Ruben Ostlund et de son Triangle of Sadness. Comment comprendre que des cinéastes aussi illustres et humanistes qu’Asghar Farhadi, Jeff Nichols et Joachim Trier – tous trois faisaient partie du jury – aient choisi de récompenser un long-métrage misanthrope et grossier plutôt que cette œuvre au discours autrement plus complexe et dotée d’une profonde empathie pour ses personnages ? Car le cinéma de Roustaee peut apparaître à certains égards comme l’antithèse de celui du réalisateur suédois : ce dernier s’amuse à déceler la noirceur qui se cache sous toute apparence pour mieux se gargariser de sa position faussement subversive tandis que le premier part de la violence des rapports sociaux entre les individus afin de dévoiler la part d’humanité qui se niche chez eux, nous offrant un regard riche et nuancé sur l’Iran. C’est cette entreprise, autrement plus noble, qui fait toute la réussite de Leila et ses frères et qui lui donne toute sa grandeur.
Le film s’ouvre là où se refermait le précédent, sur une foule en colère qui déborde de chaque côté du cadre, annonçant un nouveau récit au rythme enfiévré. On retrouve les longues scènes de dialogue énergiques et le tempo enlevé qui constituent la marque de fabrique du jeune réalisateur avec toutefois une différence : l’enquête policière laisse place ici au portrait d’une famille pauvre composée de cinq enfants allant de la trentaine à la cinquantaine. Le foyer survit grâce au salaire de Leila, la seule à avoir un emploi stable, car ses quatre frères sont tous caractérisés par leur échec professionnel – ils alternent chômage et job précaire. Souhaitant les sortir de leur situation fragile, elle se bat pour qu’ils se lancent dans un commerce commun. Mais le projet de la jeune femme se heurte aux entraves de ses parents, représentants du poids de la tradition et de tout ce qu’elle contient de réactionnaire. Centrée sur le microcosme de la famille iranienne, synecdoque de la société dans son ensemble, la narration repose donc sur un conflit entre deux générations : celle des aînés, partisans d’un ordre conservateur qui se raccrochent à une vision du monde archaïque pour donner un sens à leur existence misérable, et celle de leurs enfants, qui sentent leur existence leur échapper, sans perspectives d’avenir auxquelles se raccrocher. Cette opposition se retrouve notamment au niveau de la place de la femme puisque le rôle de la mère, complètement absente, contraste avec celui de sa fille, Leïla, qui est en réalité le véritable chef de la famille. Elle est la seule à incarner véritablement la recherche du progrès et à remettre en cause les fondements d’un système patriarcal et hiérarchique qui gouverne la société – comme en témoigne la communauté de cousins uniquement composée d’hommes qui dicte au père ses moindres faits et gestes. Sans adhérer au modèle parental, les frères ont quant à eux intégré la nécessaire soumission à tout ordre établi et préfèrent la fuite au bouleversement des structures sociales – dans la première scène, Alireza préfère s’en aller plutôt que de participer à la grève dans son usine. « C’est ce qui arrive quand on a été élevé avec des convictions et non avec de la réflexion. » résume parfaitement Leila. Car ce que dénonce ici Roustaee, à travers le portrait de cette famille marquée par le dénuement, c’est la vacuité morale qui menace la population iranienne, la perte de ses idéaux. Les rediffusions de catch à la télé rythment les soirées de la maisonnée et les enfants rêvent de s’en sortir par la promesse d’un argent facile qui leur permettra de vivre dans le luxe. Si elles s’opposent par ailleurs, ces deux générations poursuivent finalement un même objectif dérisoire qui prend la forme d’un mirage : le prestige social de la tradition et l’appât du gain vendu par le capitalisme.
L’influence de la culture états-unienne est identifiée ici comme l’une des causes de cet appauvrissement des valeurs et des rêves de la communauté. Outre ce sport de combat devant lequel s’ébahit Farhad, les protagonistes sont filmés en train de manger des frites et des pizzas devant le discours de Trump, image d’une mondialisation qui s’étend jusqu’à l’ennemi historique. Comme c’était déjà le cas dans Careless Crime (Shahram Mokri, 2021), le pays de l’oncle Sam est également désigné comme l’un des responsables de la paupérisation de la population à travers ses sanctions économiques – ici, les tweets de l’ancien président contribuent à dévaluer la monnaie, accentuant encore davantage la précarité des individus. La largeur de point de vue adopté permet donc la radiographie d’une société iranienne au bord de l’implosion, meurtrie par son conservatisme, la faiblesse de son économie et la puissance de ses adversaires sur la scène internationale.
Mais ce qui intéresse le plus le jeune réalisateur, c’est la manière dont ces modes de pensées et ces phénomènes sociaux, économiques et politiques conditionnent et entravent la destinée de ses personnages. Leila et Alireza n’ont pas pu épouser la personne qu’ils aimaient car ils ne convenaient pas au choix de leurs parents tandis que Manouchehr a dû renoncer à ses études, ce qui l’a conduit à vivre de petites combines. L’auteur de La Loi de Téhéran excelle alors dans la mise en scène de ces vies empêchées à travers notamment l’utilisation des motifs de la porte et du regard. Le plus bel exemple réside sans doute dans cette magnifique scène où les yeux d’Alireza rencontrent, l’espace d’un instant, ceux de son ex-fiancée par le reflet de la porte vitrée, signe que cette histoire d’amour ne pourra jamais se vivre qu’à l’ombre de la réalité. Cette frontière transparente, mais pourtant bien réelle, avec le reste du monde est celle que l’on retrouve à la fin du récit lorsque Manouchehr quitte le pays pour échapper à la prison, laissant ses frères et sœurs pleurer derrière les barrières de la douane ce départ probablement sans lendemain, rare image de cohésion d’une famille liée par la douleur. Dans la scène d’après, Alireza retourne dans son ancienne usine et brise cette même vitre de glace pour protester contre la remise en cause de ses droits sociaux, ce qui témoigne de sa métamorphose et de sa volonté d’enfin se révolter. Enfin, comment ne pas mentionner cette séquence où les quatre frères, assis sur des marches dans la rue, interrompent la dégustation de leur glace pour regarder quatre femmes splendides descendre d’une voiture luxueuse, apparaissant ainsi comme des enfants fascinés par un univers qu’ils ne pourront jamais connaître ? Ce plan les ramène également à leur condition de spectateurs de leur propre existence, spoliés par les mécanismes les plus sectaires. Se dessine en creux une nostalgie de la jeunesse, celle que Leila estime « perdue » pour elle et ses frères, de ce temps où chacun croyait en un semblant de liberté. Alireza résume ce sentiment d’une phrase qui évoque son destin contrarié : « J’ai compris que grandir, c’est peu à peu renoncer à ses désirs. »
Leila et ses frères rejoint donc les dernières réussites du cinéma iranien dans sa description d’une société exsangue qui n’a plus rien à offrir à ses citoyens. Les portes qui se referment ici rappellent celles auxquelles se heurtaient le Héros de Farhadi et l’exil apparaît encore comme l’une des solutions, quand bien même elle est source de déchirures, comme c’était déjà le cas dans Le diable n’existe pas (Mohammad Rasoulof, 2021) ou dans Hit the road (Panah Panahi, 2022). Dans une interview au Monde donnée en 2021, Saeed Roustaee déclarait que la crise vécue par l’Iran était la source de la vitalité de sa cinématographie, concentrée sur les problématiques sociales et comparait cette situation à celle « qui a vu l’émergence du néoréalisme en Italie » (1). La remarque, judicieuse, rappelle que la trajectoire de cette chronique familiale rappelle celle de Rocco et ses frères dans son souffle tragique mâtiné de tendresse de la même manière que la fin du Héros, où le père avançait piteusement avec son fils vers la prison, invoquait le souvenir des derniers instants du Voleur du bicyclette. Loin de nous l’idée de pousser plus loin la ressemblance entre deux périodes distinctes mais seulement de noter l’importance et la richesse de la production iranienne.
À cet égard, l’interdiction de la sortie du film en Iran, et surtout le récent emprisonnement de Jafar Panahi, Mohammad Rasoulof et de Mostafa Al-Ahmad, nous rappellent le grand danger qui pèse sur ces artistes et le courage dont ils font preuve à chacun de leur nouveau projet. Ces tristes événements nous obligent également à porter avec encore plus d’ardeur ces œuvres qui parviennent à échapper à la main d’un régime sanguinaire pour nous offrir la puissance de leur discours, aussi bien politique que poétique.
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