Au fond de l’océan, des nuages d’écumes grondent dans un bruit sourd, des faisceaux de lumière transpercent l’obscurité, et une constellation de bulles scintille : un homme tente de se débattre, empêtré dans une voile ondulant au gré des flots, cherchant à regagner la surface. Ses mouvements se confondent alors avec ceux de l’eau et des bulles de lumière, et l’image perd peu à peu —à son tour— pied avec la réalité, se métamorphosant en un cosmos sous-marin onirique, porté par une sourde mélodie habitée de mystère. L’homme piégé par la voile est en réalité un condamné à mort faisant partie de l’équipage de Christophe Colomb, fuyant le navire avec ses deux compagnons de voyage. Atteignant la rive rocheuse des îles Canaries, les trois hommes traînent la voile derrière eux, tandis que les vagues bleu vif s’écrasent contre les rocs dans une déflagration d’écume et une pluie d’embruns. Seuls sur cette île semblable à une planète étrangère, engloutie par la roche et les végétaux, et baignée de lueurs mystérieuses, les trois fugitifs parcourent la terre, parmi les monts et les steppes, dans un silence presque permanent.
À ce récit de fuite et de voyage à l’époque de Christophe Colomb vient se greffer une chronique issue de L’Ancien Monde, où une femme transporte sur son âne sa sœur mourante, sillonnant l’île à la recherche de la maison de la guérisseuse. Confondant les temporalités et les histoires, Un corps sous la lave se déploie tel un voyage pénétrant, mêlant naturalisme et fantastique, dans un langage contemplatif et une poésie opaque, aux confins de la métaphysique.
Samuel M. Delgado et Helena Girón composent avec une parcimonie de la parole —en galicien, langue liée à la tradition orale médiévale—, créant une fresque autour du temps et de l’histoire, énigmatique et sensorielle, par l’articulation absconse de ces deux récits à la fois disjoints et conjoints. Le mystère enveloppant Un corps sous la lave tient beaucoup à son silence, et à cette nature imposante qui semble réduire les hommes à néant. Alors que la mer rugit, que ses vagues lèchent inlassablement la roche ; que les montagnes dardent l’horizon, stoïques et impénétrables ; que les forêts de fougères tapissent la terre dans des dédales infinis ; et que les volcans éruptent dans des torrents de lave transperçant les ténèbres, les personnages humains semblent infinitésimaux face à cette immensité. Les sonorités empreintes de gravité mystérieuse de la musique, mais aussi des échos de la nature irradiants l’île, produisent une esthétique de la contemplation : où le regard se perd dans un labyrinthe narratif, lui-même mis en abyme par ces personnages errant chacun en quête de quelque chose, mais dont la perte de repères les plonge dans une étrange itinérance, peuplée de références mythologiques et historiques, entachée de fantastique, et habitée tantôt de simulacres et de visions abstraites. Tourné en pellicule Super 16, Un corps sous la lave possède une image à la texture énigmatique et poétique, où la saturation joue avec le grain rugueux, intensifiant la dimension onirique, mémorielle et énigmatique.
Les deux cinéastes dessinent un incertain voyage où les frontières du réel sont brouillées, laissant place au déploiement d’une verve onirique, notamment grâce à des moments suspendus, portés par des jeux de superpositions d’images —on pense à cette scène où la lave d’un volcan en éruption transperce la nuit, se confondant avec les visages des hommes distordus par les ombres et les étincelles. Cette sensation de rêve et d’un monde imaginaire, omniprésente dans Un corps sous la lave, tisse une sorte de méditation contemplative autour de la mort et la mémoire. Samuel M. Delgado et Helena Girón affirment d’ailleurs avoir « cherché à invoquer les fantômes du passé en créant l’illusion d’une époque non par la description ou la représentation, mais par l’évocation. ». Les deux récits emboités créent une confusion temporelle et narrative, où le voyage métaphysique qui subsiste entretient un lien étroit avec la disparition et la conjuration de celle-ci. Dans ces marches silencieuses, ces steppes qui tapissent l’horizon, ces silhouettes montagneuses baignées d’une lumière bleutée, ces plans de nature évoquant des tableaux abstraits, c’est une véritable quête, affranchie de la linéarité et cohérence temporelle, qui se dessine toute en énigme.
Un corps sous la lave évoque un chant hantologique et mélancolique, autour de la disparition, et de l’immensité engloutissante de la Terre : ce monde est comme un abîme, un tombeau de l’oubli. Les êtres naissent et disparaissent sans laisser de traces. Dans le bleu obscur de la nuit, une flamme crépite et grandit : c’est alors à la Terre qu’une voix s’adresse : « Qu’as-tu dans tes entrailles ? Quels secrets ? Quels mystères ? Tu nous rends la graine qu’on te confie. Mais tu ne nous rends pas cette semence humaine, ces morts aimés qu’on t’a prêtés. Ne germent-ils donc pas, nos amis, nos amours qu’on dépose en toi ? Si au moins pour une heure, pour un moment, ils pouvaient revenir à nous. ». Ce premier film coréalisé par Samuel M. Delgado et Helena Girón —Eles transportan a morte dans son titre original— se vit comme une expérience sensorielle, philosophique, touchant aux sensations intimes et à la mémoire collective plus qu’à la raison didactique.
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