Seule sur la plage la nuit est composé de deux parties. Dans la première, on comprend aisément que le récit est centré sur le personnage incarné par Kim Min-hee, Young-hee, même si celle-ci se trouve constamment avec son amie Jee-young qui présente avec elle des points communs. C’est par le dialogue, les conversations – longues et multiples, comme toujours chez Hong Sang-soo – que l’on prend connaissance de la situation de Young-hee. La jeune femme séjourne dans une ville européenne pour rester éloignée un temps de son pays d’origine. Elle exprime une vague envie de s’installer en ce terre étrangère. Elle a eu, a peut-être toujours, une relation avec un homme, marié et père d’un enfant, manifestement coréen. Il est censé la rejoindre.

Le lieu est très imprécisément représenté, et c’est voulu. Pratiquement aucun élément urbain n’est montré autour des personnages, ou devant eux… Si, un parc, une plage – entre chien et loup, plutôt que de nuit. Mais ce sont des espaces justement assez indéterminés. Nous ne comprenons pas le coréen, nous nous fions aux sous-titres. Sauf erreur de notre part, il n’est pas fait mention de l’endroit où les personnages se trouvent, c’est-à-dire en Allemagne, et plus précisément dans le port de Hambourg. On n’entend que des bribes de voix germaniques – au bout de plus de quinze minutes de film -, on voit à peine quelques affichettes ou pancartes avec des inscriptions en allemand, et les deux Coréennes communiquent en anglais avec les autochtones qu’elles rencontrent – lesquels parlent cette langue même quand ils restent entre eux. Le temps est également incertain. Dans le parc, un homme demande l’heure aux deux femmes. Elles ne sont pas en mesure de la lui donner.
Cette première partie est suivie par un plan, une scène où Young-hee, après être restée quelques instants sur son siège, comme assommée par l’émotion, sort d’un cinéma dont elle est la seule spectatrice. Ce plan, cette scène constitue(nt) le début de la seconde partie de Seule sur la plage la nuit, mais on peut éventuellement considérer que la première est simplement le film que vient de voir Young-hee. C’est son film, celui qu’elle s’est fait ou se fait. L’indétermination géographique et temporelle évoquée plus haut peut alors mieux se comprendre.
Dans ce bloc narratif ayant l’Allemagne pour cadre – lequel est d’une étonnante sérénité – est évoqué ce qui, pour la protagoniste, est de l’ordre de l’attente et du projet, du désir, de questionnements dûs à l’incertitude. Young-hee paraît souvent se contredire. Elle exprime un souhait profond, proche de la supplique : changer de vie… Elle veut devenir plus forte, être davantage en accord avec elle-même. Mais, là encore, rien n’est clair ni gravé… Elle montre son attachement à son amant – le rendant présent en dessinant son visage sur le sable teuton à l’aide d’un bâton – en même temps qu’elle exprime sa volonté de ne pas l’attendre, de conquérir une certaine indépendance,.
Il y a quelque chose d’irréel, de surréel, en ce chapitre « 1 ». Young-hee voit les choses comme dans un conte de fées. Tout est délice pour elle. On peut donc à juste titre considérer que l’inconnu qui l’emporte à la fin, sur la plage, est autant un prince charmant qu’une figure à la dimension funeste – cet inconnu est l’homme du parc.

Le chapitre « 2 » fait écho au « 1 » – les éléments qui se correspondent d’un chapitre à un autre sont nombreux. Young-hee a quitté la trop bouillonnante Séoul pour le port de Gangneung, situé à environ 170 km de la capitale. Elle retrouve là, dans ce qui semble être sa ville natale, des amis qu’elle n’avait pas vus depuis longtemps. Le programmateur de films Chun-woo et sa compagne Jun-hee. Do-hee, la jeune femme qui tient le bar Bong Bong, et son mari Myung-soo. On apprend petit à petit que Young-hee est actrice, que sa relation avec l’homme marié, un réalisateur de films, a donné lieu à des rumeurs nauséabondes, les a couverts d’opprobre. Younh-hee a laissé son travail de côté, mais pourrait le reprendre. L’entourage de la jeune femme, les gens qui la rencontrent disent tout le bien qu’ils pensent d’elle : ils louent ses qualités professionnelles, son charme – qui dépasse sa beauté -, son aspect plus mûr qu’auparavant… Young-hee, elle, a l’occasion de parler de l’Amour, de son insaisissabilité, de la difficulté à aimer. De l’échec et de la réussite – la course pour le succès étant présentée comme l’un des maux de l’époque. De la Vie qu’elle a envie ou a eu l’occasion de croquer à pleines dents. De la Mort, aussi, et de la façon, digne, convenable – c’est-à-dire non monstrueuse, dévergondée, scandaleuse -, dont elle voudrait quitter ce monde. Son discours n’est pas toujours cohérent – même si elle fait preuve de temps à autre d’une certaine lucidité, manifeste des qualités d’observation. Il est flottant, méandreux, parce que c’est toujours sous l’emprise de l’alcool que la jeune femme se libère, se désinhibe. Young-hee rit, mais a aussi des accès de colère à travers lesquels elle agresse subitement ses interlocuteurs, se montre arrogante, voire méprisante. Elle parle des hommes. Elle en a connu beaucoup, des beaux et bien membrés, mais on sent aussi chez elle un manque, une frustration, un besoin de défier les représentants du sexe opposé, de les rejeter, de dépasser ce qu’elle a expérimenté à plus soif… D’où ces baisers échangés avec Jun-hee… Un jeu, la tentation – passagère, non assumée – d’essayer un autre type de rapport affectif, en l’occurrence saphique.

Même si elle reste pudique, quand elle est sobre, Young-hee est désabusée, amère, blessée… Mais elle est aussi mélancolique, contemplative, méditative. Il y a ces beaux moments où elle fredonne une chanson d’amour saturnienne devant le bar Bong Bong, où elle caresse une fleur et en hume lentement le parfum, où elle reste allongée sur le sable coréen, songeuse, avec ce bâton qui semble être pour elle comme un vague point de fixation. Où deux de ses amis lisent un poème dans lequel est exprimé le vœu de se défaire de ce qui attache, de larguer les amarres. L’auteur auquel font référence les deux personnages porte le nom de Park Yong-ha… Il se pourrait, mais c’est à vérifier, qu’il s’agisse du célèbre chanteur et acteur coréen qui s’est suicidé en 2010, à l’âge de 32 ans.

Dans une séquence qui clôt quasiment Seule sur la plage la nuit, Young-hee rencontre une équipe de tournage sur la plage où elle s’est étendue, puis, dans un restaurant, cette même équipe et Sang-woo, le réalisateur avec qui elle a eu une aventure amoureuse. Cette séquence, qui constitue comme une sous-partie, la seconde, au sein de la seconde partie du film, se révèle être un rêve. Un autre genre de film que la jeune femme se construit, donc. Au restaurant, le soju aidant encore une fois, elle a l’occasion de discuter avec Sang-woo de leur relation passée. De la façon dont elle le perçoit, de la place qu’elle occupait pour lui, de leur collaboration cinématographique et de la manière dont il se sort personnellement de leur idylle. Lui parle du film qu’il réalise maintenant, à travers lequel il revient justement sur cette liaison amoureuse, et de sa méthode créatrice – ce qui provoque la colère de son interlocutrice. Il ne prépare rien, avance librement à partir d’une idée de départ. On retrouve ici, diégétisée, ce que l’on sait de la pratique de Hong Sang-soo et ce qu’il en dit lui-même au fil des interviewes et des interventions publiques. Quelque chose qui avait déjà été évoqué par un autre personnage créé par le metteur en scène, en l’occurrence Ham Cheon-soo, le cinéaste d’Un jour avec, un jour sans (2015), quand il évaluait le travail pictural de Youn Hee-jeong (Kim Min-hee). Lorsque les assistants de Sang-woo répondent aux remarques assassines de Young-hee en expliquant que ce qui est important c’est la façon dont on raconte une histoire et pas le fait que celle-ci soit nouvelle, différentes des autres, on sent le clin d’oeil que Hong Sang-soo se fait à lui-même.

Après avoir offert Le Jour d’après, l’une des œuvres les plus marquantes de l’année 2017, et avant que nous arrive La Caméra de Claire, avec Isabelle Huppert – qu’il avait déjà dirigée dans In Another Country, en 2012 -, Hong Sang-soo signe donc une nouvelle pièce filmique de toute beauté… Laquelle vient s’ajouter à toutes les autres composant son œuvre en constant devenir. Une pièce riche et profonde au-delà de ses allures de déjà-vu. Les références et emprunts littéraires et musicaux qu’on y trouve, qui vont de Walt Whitman à Franz Schubert, en passant par Anton Tchekhov, transcendent magiquement le propos d’apparence simple et naturelle. La mise en abîme, si chère à l’auteur de Ha Ha Ha (2010) et de Matins calmes à Séoul (2011), renvoie ici, indirectement mais sûrement, à l’aventure qu’il a vécue et vit, lui, le cinéaste marié, avec son actrice fétiche Kim Min-hee, et qui a défrayé la chronique coréenne. Est-il incongru de dire que, devant cette œuvre composée de plusieurs parties, où chaque niveau de réalité semble contaminer les autres – l’inconnu de la première partie se retrouvant, par exemple, en laveur de carreaux dans le passage censé être le plus réaliste du film -, la figure de Lynch et l’image de certains de ses films – en l’occurrence INLAND EMPIRE – ont traversé notre esprit ? Non. Jean-Philippe Tessé n’a-t-il pas évoqué de son côté Twin Peaks, dans le dernier numéro des Cahiers du Cinéma ? Et Jean-Christophe Ferrari Mullholand Drive, dans Positif ?


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