La Maison et le Monde (Ghare Baire, 1984), film de la dernière période de la filmographie prolifique de Satyajit Ray, étonne et épate par la dimension duelle qui le caractérise pleinement, jusque dans son titre français. Cette œuvre se fonde en effet de façon prégnante sur une logique d’affrontement, mais un affrontement agissant paradoxalement dans une douceur formelle propre au cinéma du maître indien, confrontant lui-même intrinsèquement une certaine forme de classicisme (celui-ci même qui a permis l’exportation et l’acceptation de son art aussi discret que puissant en terres occidentales) à une approche moderne de la mise en scène dilatant le temps afin de mettre en évidence un récit et une psychologie des personnages apparemment émancipés du reste du monde mais conversant cependant sans arrêt avec lui. Ce qui surprend peut-être le plus se trouve dans la capacité du cinéma de Ray, jusque dans cette dernière période à laquelle appartient La Maison et le Monde, à rester aveugle et sourd aux évolutions formelles, esthétique close dans un système reconnaissable en un coup d’oeil, atteignant presque à l’obsolescence dans les années 80, sans pour autant être passéiste, à la fois lucide et sensible face aux évolutions politiques et sociales d’un monde avançant, lui, à l’inverse, à grande vitesse.

Triangle amoureux (So. Chtterjee, Sw. Chatterjee, V. Banerjee) (©Les Acacias)

Adapté de l’auteur indien nobellisé Rabindranath Tagore (dont Satyajit Ray avait déjà auparavant adapté deux œuvres : Trois filles [1961], Charulata [1964]), La Maison et le Monde contient bien en lui deux films qu’il entrelace de façon étroite :

– « La Maison » : Nikhil (Victor Banerjee) et Bimala (Swatilekha Chatterjee) sont jeunes mariés. Bimala a été élevée selon une vision traditionaliste des rapports entre les hommes et les femmes ; Nikhil, l’ouvrant à la culture occidentale avec une sorte de paternalisme bienveillant, aimerait que son épouse sorte de leur grande maison et rencontre d’aures personnes que lui-même. Il invite à son domicile son vieil ami Sandip (Soumitra Chatterjee) qui est son total opposé : Nikhil est aussi discret que Sandip est hâbleur et excellent orateur ; la réserve de l’un et la séduction de l’autre se télescopent. Le charme de l’invité joue sur l’âme et les sens de Bimala, qui n’avait finalement jamais connu rien de tel que ce monsieur maître des mots et apte à influencer une foule entière de fidèles. Car en effet, Sandip est un homme politique, nationaliste convaincu faisant de la crise indienne de 1905 (suite à la partition du Bengale par les colons anglais) le terreau de sa hargne et de son pouvoir sur les foules, et dont l’idéologie va à l’encontre du pacifisme de Nikhil, chef d’entreprise influent et bien plus modéré, plus à même de penser au bien du peuple qu’à son emprise intellectuelle sur les masses. Se crée alors un triangle amoureux trouble, presque traditionnel dans son genre, où la femme se retrouve tiraillée entre sa fidélité pour un époux aimant mais peut-être un peu trop morne et un amant certes peu fiable mais représentatif d’une forme de nouveauté au bénéfice illusoire.

La parole comme charme intime (So. Chatterjee, Sw. Chatterjee) (©Les Acacias)

– « Le Monde » : Sandip emménage chez Nikhil afin d’y faire des discours enflammés contre l’envahisseur anglais et de mener ses nouvelles ouailles à une forme de violence politique s’apparentant à une guerre civile naissante. Et le rhéteur de lancer ses fidèles, par la force de ses propos populistes, à incendier les baraquements des commerces de ceux qui auraient encore l’outrecuidance de vendre des produits d’importation, de violenter ou de menacer les opposants politiques ou les êtres modérés comme pourrait l’être Nikhil, personnage hébergeant certes le leader charismatique mais se mettant en danger tout autant qu’il met en danger son couple, rendu bancal par l’intrusion du venin du fantasme amoureux et idéologique faisant son chemin dans l’esprit de Bimala.

La clé du film s’incarne donc en ce personnage de Sandip, allégorique de l’illusion du pouvoir totalitaire. Du fantasme, justement, dont le caractère protéiforme semble capable de tout détruire de façon irrémédiable avant de disparaître comme il est apparu, comme une sorte de fascinant tsunami intellectuel. Sandip est un personnage critique au sens propre, symptomatique d’un état de crise. La beauté et la force de La Maison et le Monde résident dans sa manière de faire de ses deux récits les reflets l’un de l’autre, comme si la crise intime du couple répondait avec force à la crise politique secouant alors le Bengale déchiré, et inversement. La pierre angulaire de cette conversation tacite entre les deux récits se trouve être, justement, la parole, tantôt séductrice dans l’intimité (« la Maison »), tantôt psalmodiante et haranguant un public converti à la cause du démagogue (« le Monde »), toujours abstraction manipulatrice. De ce point de vue, Bimala est une parfaite allégorie, elle aussi, d’une Inde nouvelle, contemporaine à la mise en scène du film, ouverte à la séduction d’une parole et d’une idéologie populistes mortifères et au bord de la guerre civile (la politique rigide d’Indira Gandhi, Première Ministre qui mourra assassinée par des séparatistes sikhs en 1984). Une femme/un pays inscrits dans une sorte de tradition étouffante et ainsi conditionnés pour se laisser bercer par les sirènes d’une contemporanéité dangereuse pour eux.

La parole comme charme idéologique (So. Chatterjee) (©Les Acacias)

La mise en scène de Satyajit Ray, pas si éloignée d’une scénographie théâtrale d’ordre tchékhovien, en laissant la quasi-totalité de la pagaille politique à l’extérieur de la maison de Nikhil et, ce faisant, de ses cadres très soignés, étouffants à force de si peu sortir (à l’instar de Bimala, oiseau tombé du nid, victime toute trouvée des paroles enjôleuses de son amant politique, prompte à absorber le charme de Sandip), renforce paradoxalement la portée politique d’un film observant une Inde repliée sur elle-même, en colère et sujette à croire à toutes les vessies qu’on tentera de lui faire prendre pour des lanternes, quitte à le regretter amèrement (le final de La Maison et le Monde, d’une mélancolie infinie, est de ce point de vue sans ambiguïté). D’une intelligence remarquable, d’une maîtrise graphique éblouissante grâce à la reconduction perpétuelle d’une esthétique affirmée, d’une redoutable lucidité politique (très à-propos en ces temps d’inquiétude face à la montée généralisée des populismes de tout acabit tout autour du globe), ce chef-d’oeuvre de la dernière période de Satyajit Ray est à découvrir ou redécouvrir d’urgence.

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A propos de Michaël Delavaud

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