Cela faisait treize ans, soit une relative éternité, qu’un film américain n’avait pas remporté la Palme d’Or au Festival de Cannes. Il s’agissait de The Tree of Life et c’était déjà en 2011. En mai dernier, Greta Gerwig et le jury qu’elle présidait, ont symboliquement fait de Sean Baker le successeur de Terrence Malick. S’il a pu être reproché à la réalisatrice de Lady Bird et Barbie d’avoir œuvré à primer un cinéaste issu de la même mouvance indépendante qu’elle, cette attaque implicitement ad hominem visait également à la délégitimer en tant qu’artiste. Critique facile et hâtive, en l’occurrence, ce prix étant venu récompenser à sa juste valeur et d’un même geste, un long-métrage formidable (l’un des meilleurs au sein d’une compétition d’un bon niveau) autant qu’un auteur passionnant dont l’œuvre n’aura cessé de gagner en envergure au fur et à mesure de ses réalisations.
Si Baker a longtemps pu nous apparaître comme le grand réalisateur américain injustement minoré, avec ce Graal, l’outsider est enfin reconnu à sa juste valeur. Saluons le travail en amont de la sortie d’Anora, de deux distributeurs, Le Pacte et Jokers. D’abord avec les ressorties estivales de ses trois œuvres phares (Tangerine, The Florida Project, Red Rocket), puis, la semaine passée, celles de ses quatre premiers films en copies restaurées (certains étaient totalement inédits en France) : Four Letter words, Take Out, Prince of Broadway, Starlet. Deux démarches liées offrant une nouvelle visibilité à une filmographie qui ne demandait qu’à prendre la lumière. Avant de rentrer dans le vif du sujet, de quoi parle ce nouveau cru ?
Anora dite « Ani » (Mickey Madison), jeune strip-teaseuse de Brooklyn, se transforme en Cendrillon des temps modernes lorsqu’elle rencontre Ivan (Mark Eydelshteyn), le fils d’un oligarque russe. Sans réfléchir, elle épouse avec enthousiasme son prince charmant ; mais lorsque la nouvelle parvient en Russie, le conte de fées est vite menacé : les parents du jeune homme partent pour New York avec la ferme intention de faire annuler le mariage…
A posteriori, il est aisé de percevoir en quoi la carrière de Baker opère une trajectoire évolutive précise qui trouve en ce dernier long-métrage en date, une nouvelle itération logique. Four Letter Words et Take Out initiaient une narration temporellement resserrée, voire une course contre la montre pour le second, qui sera réinvestie dans Tangerine. Prince of Broadway, Starlet et The Florida Project épousaient et travaillaient la forme plus patiente de la chronique. Outre le changement de nature du héros, Red Rocket (qui pourrait par aspects, même si ce serait réducteur, être un pendant masculin de la mère défaillante mais aimante de The Florida Project) marquait une évolution dans la construction du scénario et une envie d’amplitude, avec des rebondissements qui altéraient la tonalité du film et, d’une certaine manière, le genre auquel il pouvait se référer.
Anora poursuit cette démarche en creusant trois actes, trois blocs scénaristiques, appartenant à des registres différents, à la fois cohérents entre eux et distincts. Dans un premier temps, l’observation documentée du monde du striptease (coulisses, fonctionnement, rivalités, mais aussi amitiés). Dès son mouvement inaugural – un travelling latéral dans un club dévoilant les effeuilleuses et leurs clients pour finir sur l’héroïne -, le film ausculte des moments de vie de travailleuses du sexe qui ont toujours passionné le cinéaste (en témoignent les pornstars de Starlet et Red Rocket, ou les prostituées de Tangerine). Contrairement à ce que diront les mauvaises langues, point de condescendance dans le regard d’un metteur en scène qui poursuit son exploration des marginaux, des laissés-pour-compte du rêve américain. Comme sur ses réalisations précédentes, Sean Baker observe un monde composé d’individualités précaires qui ne s’apitoient pas et qu’il ne juge jamais.
Contre toute attente, le film fait un pas de côté. La peinture naturaliste et elliptique du quotidien d’Ani laisse place à une pure comédie romantique orchestrant le mariage de deux univers opposés, remix contemporain de Pretty Woman en prise avec le réel. Se dégage une féérie pop où les lumières artificielles de Las Vegas tiennent lieu de parc d’attraction pour adultes. La protagoniste, sorte de Cendrillon de la génération Z (récurrence chez Baker, l’une des héroïnes de Tangerine s’appelait Sin-Dee, diminutif de Cinderella), dont le rêve d’enfance était de visiter Disney World, peut d’ailleurs se voir comme une projection adulte de Moonee, la petite fille de The Florida Project. Ultime évolution, la frénésie colorée et sucrée de ce deuxième acte se mue en comédie policière pleine de gangsters losers et attachants. Une bascule narrative autant que formelle pour le cinéaste qui délaisse alors les couleurs flashy et les décors ensoleillés de ses longs-métrages antérieurs pour la nuit new-yorkaise. Se faisant, il retrouve le grain, la luminosité des films des années 70/80 comme After Hours avec qui il partage l’idée d’une nuit folle et pleine de surprises. Sean Baker, natif de la Grosse Pomme, revient d’une certaine manière au bercail. Du téléphone portable tremblant de Tangerine aux mouvements fluides et léchés (en 35mm) d’Anora, l’auteur ne s’est pas embourgeoisé, son regard est le même, il l’a simplement affuté, développé avec cohérence, pour en proposer aujourd’hui la version la plus dense.
Cette dynamique visuelle et structurelle accompagne une démarche sous-jacente : capter l’émergence des sentiments au cœur de simulacres. Le milieu professionnel d’Ani, où travailleuses et clients jouent leurs partitions, se mettent en scène, s’extraient de leurs réalités. Le quotidien d’Ivan en apparences sans limites et restrictions, dans les faits, largement contrôlé à distance par ses parents et sur place par Toros (superbe Karren Karagulian, plus grand fidèle de la galaxie Baker). La rencontre entre ces deux mondes conduit à la révélation brutale de leurs réalités respectives. L’idylle rêvée, déjà largement entachée, prend définitivement fin lors d’une confrontation âpre entre la jeune protagoniste et sa belle famille russe. Deux visions de la femme et de la féminité, deux projets d’affranchissement au sein de sociétés patriarcales, deux générations aux aspirations différentes, s’opposent. Le poids de regrets irréversibles tente d’étouffer l’espoir d’une héroïne qui, elle, n’a pas abdiqué. Ce dessein de fond, entrepris par le cinéaste, se déclare patiemment et devient proprement bouleversant dans la séquence finale. Igor, rouage d’abord secondaire, s’y révèle enfin. Fausse brute véritablement altruiste, il devient un élément essentiel et inattendu. Yura Borisov, remarqué dans Le Capitaine Volkogonov s’est échappé et Compartiment N°6 (présenté à Cannes en 2021 en Compétition aux côtés de Red Rocket), le campe avec une douceur évidente et renverse les a priori. Il constitue un allié du réalisateur dans son vœu de déconstruction du regard du spectateur.
De sa réelle puissance formelle (les nombreux gros plans sur le visage d’Ani, les déplacements à la steadycam dans les couloirs du stripclub) se dégage le cœur émotionnel du film. Chaque choix de mise en scène suit un même objectif, où la sensation étoffe et nourrit le sens. Cinéaste de synthèse, Sean Baker tend vers un référentiel et des influences qui n’étaient pas de prime abord celles qui semblaient guider sa filmographie. Dans Anora, le Harmony Korine de Spring Breakers croise Martin Scorsese, quand John Cassavetes dialogue avec Howard Hawks à travers certains ressorts de la screwball comedy. Le réalisateur se place au confluent de plusieurs courants et époques du cinéma américain. Loin de se contenter d’un horizon seulement états-unien, le metteur en scène dédie son film à Jess Franco, peintre de la féminité, connu pour ses collaborations avec des muses telles que Soledad Miranda ou Lina Romay, auxquelles Mikey Madison renvoie explicitement. Ces inspirations, l’auteur les revendique, les retravaille et les revisite sous une tonalité ultra moderne tant dans l’expression orale de ses personnages (désolé pour les oreilles chastes) que dans une forme enlevée, alerte et léchée, qui digère les codes esthétiques en vigueur (tout en évitant de tomber dans la tentation modeuse ou tape-à-l’œil) pour mieux faire admettre sa singularité.
Dans cette même volonté, la bande-originale, par exemple, use de nombreux morceaux préexistants (au moins cinq cartons de crédits figurent au générique de fin) dépeignant avec une certaine véracité chacune des stripteaseuses dans son environnement, tel un outil de travail. Sean Baker se rapproche ainsi de Martin Scorsese dans son désir de créer des purs moments de cinéma, emblématiques et durables, et en même temps d’Andrea Arnold dans sa manière d’inclure la musique diégétique au microcosme de ses héros. Là encore, il rapproche les sensibilités et les courants, instaure une discussion implicite. La manière dont il utilise All the things she said de t.A.T.u est symptomatique. Il fragmente le tube de 2002 en deux extraits, coupe l’éventuel plaisir nostalgique du spectateur/auditeur, tout en iconisant un personnage disparu du récit (alors dans un état second), au moment où il est le plus pathétique à l’écran. Cette ambivalence faussement facile traduit une multiplicité d’intentions, n’ayant de contradictoires que leurs surfaces, au service d’une créativité débridée et sciemment réfléchie.
Un projet filmique qui rejoint et épouse la construction d’Anora elle-même, individualité flamboyante qui donne naturellement au long-métrage son titre, comme un indice quant à la finalité poursuivie par Sean Baker. Objet de désir puis sujet de sa propre émancipation, elle se tient comme la version ultime (à ce stade du moins) ou a minima la synthèse, d’une série de protagonistes féminines dépeintes par le cinéaste depuis ses débuts. Impossible de ne pas s’attarder quelque peu sur son interprète, Mikey Madison, révélation incontestable vue auparavant dans Once Upon a time in Hollywood de Quentin Tarantino, le cinquième Scream ou dans la série Better Things. De tous les plans, investie dès l’écriture du scénario, elle s’impose et se réinvente à chaque instant. Vibrante et brûlante, elle aimante la caméra avec authenticité, charisme et dévotion. Consciente des enjeux mais aussi des possibilités qu’offre un tel rôle, à l’image de son alter-ego cinématographique, elle refuse de laisser passer sa chance. Tour à tour forte et fragile, lumineuse et émouvante, intraitable et charnelle : elle dicte le tempo. Sa performance explosive et impressionnante, notamment dans la justesse des ruptures de tons, par instants abruptes d’une intention à une autre, marquera les esprits. Une grande comédienne naît sous nos yeux ébahis et éblouis.
Cette rencontre fructueuse avec le cinéaste, achève d’accoucher d’un film extrêmement séduisant et toujours abordable à une pluralité de publics. Anora feint de ne pas affronter de grands sujets, alors même que Sean Baker fait de sa mise en scène un vecteur de caractérisation des personnages et surtout de débat quant à leurs conditions et leurs réalités. Chez lui, la jouissance, au sens propre et figuré, n’est jamais gratuite, elle fixe ses règles et ses conditions. Comme Parasite ou Pulp Fiction, il s’inscrit dans la lignée (rare) de Palmes d’Or qui se posent en classiques pop instantanés avec lesquels des milliers de cinéphiles vont se construire, telle une porte d’entrée vers des recoins cinématographiques moins immédiats. Du très grand art.
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