Dépression multicolore
Septième long métrage de son auteur mais seulement le troisième à sortir en France (après Tangerine en 2015 et le très beau The Florida Project en 2017), Red Rocket confirme l’importance d’un réalisateur qui s’avère de film en film le meilleur cinéaste réaliste américain contemporain. Sean Baker n’a en effet pas son pareil pour scruter l’Amérique des marges avec une sorte de fantaisie factice qui ressemble finalement peu ou prou à une forme achevée d’énergie du désespoir. Chacune de ses œuvres se sert de son personnage principal comme d’un guide dans un univers aussi attirant que toxique évoquant un peu les mignonnes dendrobates, ces petites grenouilles amazoniennes dont la peau multicolore dissimule un poison dangereux. A la prostituée transsexuelle Sin-Dee de Tangerine et à la gamine Moonee de The Florida Project succède donc Mikey Saber, interprété de façon brillante par Simon Rex, rappeur et ancien acteur porno n’ayant jusqu’ici abordé le cinéma dit « traditionnel » que par le biais de la comédie parodique potache.
Mikey est justement une star déchue du porno, réputé pour la taille de ses attributs. Ne pouvant plus vivre de son art pour adultes, il revient dans sa petite ville texane natale. Personnage logorrhéique, magouilleur, d’emblée décrit comme un garçon à problèmes (il revient aux origines apparemment fatigué et portant des marques de coups sur le visage), Mikey s’invite chez son ex-femme Lexi (Bree Elrod), ancienne compagne avec laquelle il avait commencé dans le X, et la mère de celle-ci, ceci le temps de trouver un travail. Etant donné ses activités passées qui auraient pourtant tendance à impressionner les employeurs lors de ses entretiens d’embauche, il n’est accepté nulle part, ce qui le force à gagner sa vie de façon illégale en se faisant vendeur d’herbe pour la baronne locale du deal. Lorsqu’il rencontre la petite nymphette rousse vendeuse de donuts Strawberry (Suzanna Son), une perspective d’avenir semble s’ouvrir à lui.
Red Rocket est bâti avec les mêmes pierres que The Florida Project, et Mikey Saber est un grand cousin de la petite Moonee. Les deux films racontent finalement la même chose, et les deux personnages réagissent aux coups du sort d’une façon semblablement joueuse. De même que le petit bijou qui le précède dans la filmographie de Sean Baker, Red Rocket raconte en effet la réclusion d’un personnage dans un espace tout à la fois marginal et apparemment joyeux (le film se passe autour du centre de la ville, dans un lieu faisant cohabiter la friche industrielle et les diners et restaurants de chaîne aux façades muticolores attrayantes représentant une promesse de plaisir sucré, promesse rendue plus implicitement équivoque par le prénom de la vendeuse de donuts). Cet espace incertain semble symboliser Mikey lui-même, personnage mis en marge par son activité « en friche » d’acteur porno qui n’était finalement vouée qu’au plaisir sensitif, immédiat, irréfléchi, instinctif. C’est en cela que nous pouvons parler de réclusion, comme nous pourrions le faire de la petite fille de The Florida Project coincée entre le motel où elle vit avec sa mère toxico et les terrains vagues jouxtant le parc Disneyworld d’Orlando où elle passe ses journées : Mikey Saber est un personnage se heurtant sans cesse sur les parois de son propre déterminisme, destiné à la marginalité et à la légèreté, ne pouvant rien entreprendre sans créer le désordre, à la fois enferré dans son irrémédiable immaturité et enfermé dans ce bled indistinct, sans âme ni personnalité et qui lui correspond parfaitement.
Derrière les excès d’un personnage haut en couleurs (seul aspect retenu par l’affiche française du film, assez mensongère et franchement hideuse), n’agissant que par égoïsme pur et, donc, caractérisé par des mensonges aussi fréquents qu’éhontés, derrière la drôlerie que provoque l’absurdité de Mikey s’enfonçant de plus en plus profondément dans ses illusions de grandeur se dissimule l’idée désespérante de l’impossibilité. Impossibilité d’échapper à ce que l’on est, de se libérer des carcans (la preuve : dans un domaine certes méprisé, le personnage a goûté à une gloire aussi certaine qu’hollywoodienne avant de devoir revenir piteusement aux origines). Impossibilité d’évoluer dans un monde qui prend plus qu’il ne donne, malgré toute la meilleure volonté d’entreprendre du monde (la seule concrétisation de la renaissance de Mikey sera un retour à la nudité originelle). Impossibilité, enfin, de transformer l’illusion en réalité, le réel étant toujours plus fort que l’idée utopiste que l’on peut s’en faire (de ce point de vue, le plan final de Red Rocket, filmant cette prise de conscience tardive sur le visage dévasté de Simon Rex, est terrible et bouleversant).
Nous disions que Sean Baker est certainement aujourd’hui le meilleur émissaire d’un certain cinéma réaliste américain ; il l’est justement peut-être parce qu’il semble actuellement aux Etats-Unis l’un des seuls cinéastes à filmer le rapport critique liant ses protagonistes et le lieu dans lequel ils vivent, survivent et se débattent. D’une façon presque pop dans son système de représentation (la bigarrure de la mise en scène et des décors reste cependant une marque profonde de réalisme, Baker ne filmant qu’à l’économie en décors réels) accentuant encore un chatoiement qui a tout du désespérant miroir aux alouettes, le réalisateur est clairement l’héritier d’un certain naturalisme « pris sur le vif » : celui de Barbara Loden, de John Cassavetes (les épuisantes vingt dernières minutes de dispute de Red Rocket, avec ses personnages en surrégime, évoquent clairement quelques grandes scènes du réalisateur d’Une femme sous influence) ou, surtout, de Dennis Hopper. Et de se dire que la détresse du personnage de CB (Linda Manz) à l’œuvre dans Out of the Blue (1981) n’est pas si éloignée de celle des personnages faussement désinvoltes des films de Sean Baker.
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