La performance de Iron Claw, film de catch sorti mercredi 23 janvier 2024, met knock out son grand-frère, le film de boxe. Alors que The Wrestler (Darren Aronofsky, 2008), dernier film marquant du genre, montrait Mickey Rourke en catcheur en fin de carrière, Iron Claw montre l’histoire vraie de la lutte sur deux générations des Von Erich pour la première place au championnat du monde. Cette épopée familiale est un cas exemplaire et fascinant de la dérive de la recherche excessive de gloire. Loin de chanter la louange du combattant, cette stupéfiante épopée viriliste texane se transforme en son contraire : une déploration de la dynamique mortifère de la performance.
Iron Claw montre tout d’abord les combats que les frères Von Erich mènent ensemble avec une certaine virtuosité sous la férule du père, qui fait aussi office de coach, de chef d’entreprise, de modèle et d’idéologue. Le père, Fritz Von Erich (Holt McCallany), ex-champion ayant raté de peu la ceinture du titre mondial, n’a de cesse de venger ce qu’il considère être une « malédiction ». Pour ce faire, il transforme sa famille en écurie à vainqueurs et hypnotise tour à tours ses fils, Kevin (Zac Efron), Kerry (Jeremy Allen White), David (Harris Dickinson), Mike (Stanley Simmons) pour qu’ils briguent le titre et conservent leur monopole. Fritz fonde son idée particulière de la victoire sur une mythologie de son cru : l’ « Iron Claw », l’étau de fer, est à la fois une prise de son invention et la métaphore de la rudesse de la discipline qu’il inflige à son entourage. En effet, à l’instar de la main avec laquelle il saisissait le crâne de ses adversaires et les serrait jusqu’à l’évanouissement, le film décrit méthodiquement la façon dont son emprise éteint ses fils en sapant les fondements de leurs individualités. Comment comprendre ainsi le basculement de cette success story sportive vers l’anatomie d’une névrose familiale ?
Le réalisateur Sean Durkin pose en effet à travers ce film la question œdipienne : peut-on échapper à son destin familial ? Le dysfonctionnement de cette famille apparemment idyllique, la sourde progression du mal, est sans doute ce qui a intéressé le scénariste-réalisateur, spécialiste en description de ver dans le fruit. En effet, dans Martha Marcy May Marlene (2012), il relatait la difficile reconstruction de Martha qui, après avoir fui la secte dans laquelle elle avait disparu, était incapable d’avouer la vérité à sa famille. Hantée par les souvenirs et persuadée d’être encore poursuivie, sa paranoïa brouillait progressivement les frontières du réel et du fantasme. Dans The Nest (2021), l’équilibre de la famille de Rory se fissurait inexorablement sous la pression de l’isolement et de l’échec d’une tentative de nouveau départ dans un vieux manoir en pleine campagne anglaise.
Iron Claw à son tour déconstruit le monument de la gloire familiale pour montrer le sacrifice imposé à tous par l’interdit de la divergence. Le spectacle des combats semble justifier tout d’abord ces efforts inhumains. Finement chorégraphiés et filmés avec précision, ils ne sont jamais répétitifs et d’autant plus divertissants que l’accent est mis sur la compétence des assaillants, leur esprit d’équipe, la caractérisation des adversaires, la ferveur des supporters, la représentation du charisme populaire des Von Erich et de leur prestance médiatique dans une Amérique populaire. Le pittoresque outrancier du catch (peignoirs loufoques, tenues de combat bariolées, énormes ceintures couleur or, coupes de cheveux improbables…) vient en contrepoint apporter un relief comique à cet univers violent. Mais peu à peu la puissance du propos se déploie par le dépassement du trompe-l’œil de la réussite et par la représentation du resserrement de l’étau qui fait inexorablement imploser la famille. En étudiant, de façon originale les clichés sur la recherche de la gloire, Iron Claw démontre la toxicité du culte d’une certaine masculinité et la toxicité d’un père pour la construction de ses fils. Cette multiple tragédie familiale qui frappe les Von Erich se veut la métonymie de celle du peuple américain et de ses valeurs viriles et guerrières. Elle pousse à prendre garde à l’efficience des symboles.
De plus, la mise en scène donne une place toute particulière au ring vers lequel convergent et se résolvent les insoutenables conflits conscients et inconscients de cette famille. Plus qu’une malédiction, plus qu’une fatalité, le ring est une conséquence inéluctable de la violence familiale étouffée par l’épais non-dit, jusqu’au dérèglement, jusqu’à la blessure irréparable et la défaite même du récit : fins de parcours, faillites des idéaux, déception, déconstruction du mythe. Le grain de l’image qui restitue l’esprit des productions des années 70 à 80 en jouant de la saturation dans les scènes de combat, procure une distanciation et une émotion nostalgique qui fait contrepoint à la violence des combats. Le tout, soutenu par les décors, costumes, coiffures et maquillages de l’Amérique de ces deux décennies-là.
Mais c’est cependant sur le ring familial que se déroule le véritable combat. Le réalisateur excelle dans la représentation des retournements inattendus montrant la violence des rapports et le climat de peur qui règne dans cette famille. Le spectateur est comme immiscé, de force, presque corps-à-corps, dans l’« Iron claw » qui pourrait être le nom de cette névrose familiale. L’intensité des rapports familiaux qui basculent de la fraternité à la rivalité mortelle en un clin d’œil, derrière la discipline stricte, montre que la folie rôde. Elle se trahit encore dans la hantise de la « malédiction » qui désigne la glaçante épopée familiale à laquelle croient tous les fils. D’ailleurs, la mythologie inventée par le père, de son vrai nom Jack Barton Adkisson (il s’est lui-même renommé Fritz Von Erich en hommage à ses origines allemandes et à son idéologie vaguement nazie) suscite le registre surnaturel. Ce surnaturel découle de la force de la névrose qui interdit de nommer la véritable malédiction : le père lui-même, le mensonge de son nom, ses sévices, la peur, les tabous qu’il inspire. Le silence pèse autour de ce père absolu jusqu’à l’ultime révolte du dernier survivant, « Kev ». La véritable malédiction est encore la difficulté à s’échapper du dispositif de l’« Iron claw », de s’affranchir de l’éducation ou à exister dans cette famille. Chacun y voit avorter ses ambitions personnelles : la musique pour l’un, l’athlétisme pour l’autre, la peinture pour la mère, le titre de champion pour tous, et jusqu’au père qui a abandonné son propre talent.
Le rôle des femmes est lui aussi strictement délimité par la main de fer de Fritz qui régente également, c’est la moindre des choses, les comportements féminins, que ce soit celui de la mère (l’excellente Maury Tierney vue dans Urgences) ou de la jeune épouse de Kev (Lily James, vue dans Pam & Tommy). À la fois complices et victimes de cette ambition démesurée, dont elles assurent la reproduction, elles en sont paradoxalement le vecteur d’émancipation : La mère rappelle que la raison pour laquelle elle est tombée amoureuse était le raffinement et le talent musical de Jack Adkisson aux antipodes des muscles huilés et des courtes culottes de catch de Fritz Von Erich. C’est sa jeune épouse qui met le doigt sur le point souffrant de la névrose de Kev et l’oblige, patiemment, à la dépasser en devenant un père aimant et présent, capable de pleurer. D’une génération à l’autre, les idées évoluent.
Le plus frappant cependant reste la performance de transformation physique de Zac Efron et son interprétation bouleversante du catcheur Kevin Von Erich. Le corps bodybuildé de l’acteur vampirise en effet l’image et vole la vedette aux corps plus fluets de ses frères dans le cadre bucolique de la maison familiale ou celui folklorique, des rings de catch. Cette incarnation musculeuse tranche cependant avec l’interprétation mélancolique et l’itinéraire psychologique d’un héros traumatisé, à la fois doux et sage dans son corps de titan qui semble être davantage le leg monstrueux du père que sa propre corporéité. Kev, en tant que fils aîné survivant (le véritable aîné est décédé dans l’enfance, apprend-on) fait particulièrement les frais des successives disgrâces paternelles et de l’indifférence maternelle. Il est pourtant le seul qui réchappe à l’étau familial pour reconstruire peu à peu son identité autour du nom d’Adkisson, et parvenir à créer un autre type de famille.
Iron Claw autopsie la névrose familiale en démontant l’illusion du mythe viriliste, dont les muscles, aussi encombrants qu’inutiles de Zac Efron sont l’emblème. Il transforme le carnavalesque du ring de catch, ce parent pauvre du ring de boxe, avec ses surnoms et ses démonstrations de force foraines, en l’arène de la plus radicale et antique des tragédies.
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